Clermont-Auvergne Opéra gâte son public cette saison et tout particulièrement en ce début d’année. Après une Sonnambula mémorable, c’est au tour du dernier dramma giocoso de Rossini d’être donné en terre auvergnate devant une salle presque comble, après entre autres Massy et Saint-Céré, et avant Brunoy (le 13 février), Ettelbruck (le 12 mars), Le Chesnay (le 20 mars) et Épinal (le 24 mai). Cette production n’atteint pas la réussite de la précédente, peu aidée il est vrai par quelques problèmes techniques de sur-titrages : l’un des écrans a rendu l’âme en plein spectacle, certains sous-titres étaient illisibles alors que d’autres ne défilaient pas correctement et ne correspondaient pas du tout au texte chanté. Cette Cenerentola ne démérite cependant pas grâce à ses jeunes chanteurs.
Clément Poirée et Gaspard Brécourt ont fait le choix de remplacer les récitatifs par des dialogues parlés en français, ce qui explique sans doute la distribution exclusivement francophone. Les jeunes premiers forment un duo très plaisant. Avec sa voix chaude, puissante et homogène sur toute son ample tessiture, Lamia Beuque en Cenerentola vocalise avec brio et précision. La mezzo-soprano suisse impressionne par son assurance et emporte l’adhésion, surtout dans son aria « Nacqui all’affanno… Non più mesta » impeccablement exécutée. Elle convainc cependant davantage dans la joie que dans la mélancolie et la tendresse ; sa canzone « Una volta c’era un re », un peu froide, n’émeut guère. En Don Ramiro, Pierre-Emmanuel Roubet séduit par sa belle ligne de chant et ses aigus rayonnants. Le ténor français est éblouissant dans le redoutable « Sì, ritrovarla io giuro » et se montre aussi investi dans son rôle qu’à l’écoute de ses différents partenaires, dans une prestation particulièrement réussie.
Franck Leguérinel (Don Magnifico) © Ariane Maurisson
Doté d’une vis comica jubilatoire, aussi bon comédien que chanteur, Franck Leguérinel triomphe en Don Magnifico. Le baryton breton possède un grave sonore qui lui permet d’aborder sans problème ce rôle de basse bouffe, servi par une diction parfaite dans les passages rapides et par une présence scénique grâce à laquelle il peut susciter les rires du public par la moindre mimique. Dans le célèbre duo de Magnifico avec Dandini dans l’acte II, à côté d’un pareil partenaire, Aimery Lefèvre, qui interprète le valet du prince, s’en sort avec les honneurs, même s’il est un peu moins à l’aise. Son phrasé manque parfois de legato dans l’ensemble et certaines vocalises sont un peu heurtées, mais le timbre est agréable et il joue son personnage avec un plaisir communicatif.
Les deux pestes sont campées brillamment par Morgane Bertrand (Clorinda) et Lucile Verbizier (Tisbé), pétillantes coquettes. Cette production permet en outre à la jeune soprano agennaise de donner pleinement à entendre la souplesse de sa voix et la beauté de son timbre grâce à l’ajout de l’air composé par Agolini pour Clorinda, « Sventurata ! mi credea », souvent omis, qui donne lieu ici à une séance de séduction appuyée et cocasse sur la personne d’Alidoro. Ce dernier est interprété par un Matthieu Toulouse aux faux airs d’Édouard Philippe, qui incarne le solennel conseiller du prince avec une voix bien projetée et bien timbrée, surtout dans le grave. Le souffle, le phrasé, tout est soigné, notamment dans son aria « La del ciel nell’arcano profondo ». Quant aux talentueux membres du chœur masculin Opéra Éclaté, dont les noms auraient mérité de figurer sur le programme, ils donnent à chacune de leurs interventions une saveur particulière et jouent la comédie avec entrain, qu’ils dansent le cancan ou s’avinent joyeusement.
Côté orchestre, l’effectif est réduit, comme souvent avec Opéra Éclaté, mais vaillant, notamment côté bois. L’interprétation manque cependant souvent de mordant, surtout en première partie : l’ouverture un peu poussive est à l’image de tout l’acte I, qui se caractérise en outre par de nombreux décalages. Gaspard Brécourt semble en effet plus préoccupé des instrumentistes que des chanteurs ; le premier duo des deux sœurs, les ensembles du premier acte ne sont pas tout à fait en place et la mécanique millimétrée de Rossini se grippe pour laisser apparaître une certaine confusion. Quand le prince, respectant son texte, s’adresse piano à Dandini (« Zitto, zitto, piano, piano »), l’orchestre continue sur un bon mezzo forte et le couvre allègrement. Les choses s’arrangent nettement dans l’acte II, dans un écho involontaire à la réplique de Dandini : « Je savais bien que la comédie changerait de ton au second acte. C’est maintenant la tragédie qui commence ». Comme une citrouille devenant carrosse, le spectacle change effectivement de ton à l’acte II : les décalages disparaissent, les ensembles sont beaucoup plus réussis, notamment le fameux sextuor staccato « Questo e un nodo avviluppato ».
La mise en scène aussi suscite certaines réserves. La maison de Don Magnifico se voit ainsi transformée en théâtre, avec portes battantes et balcons et au fond une scène cachée par un rideau vert sombre, tandis qu’au milieu sont installés chaises et pupitres, comme pour accueillir des musiciens ; d’ailleurs, pendant l’ouverture, Don Magnifico joue les chefs d’orchestre et « dirige » les six choristes au violon, à la flûte à bec et même au triangle, qui se fait entendre à plusieurs reprises. Cela a pour effet immédiat de créer un remue-ménage bruyant sur scène qui parasite l’écoute, mais à plus long terme, dans la mesure où ces meubles restent en place pendant tout le spectacle, ils contraignent grandement les mouvements des chanteurs qui doivent en permanence les contourner ou les enjamber ; ils ne joueront de nouveau un rôle que dans la scène du vin où les pupitres se transformeront en écritoire ou en machine à écrire, ce qui ne paraît pas justifier leur présence encombrante tout au long de l’œuvre. A moins de les voir comme une métaphore des obstacles que doit surmonter l’héroïne ? C’est douteux. D’autre part, ce théâtre orné d’affiches annonçant une représentation de La Cenerentola est sans doute censé donner à l’œuvre une dimension métadramatique, que justifie par exemple le commentaire de Dandini déjà cité. Cette dimension n’est cependant jamais exploitée et le thème du « théâtre dans le théâtre » en reste à un niveau purement superficiel, n’offrant aucune vision globale et cohérente de l’œuvre, et n’apporte in fine rien.
Lamia Beuque (Angelina) © Ariane Maurisson
Le caractère hétéroclite des costumes laisse aussi perplexe et ne semble reposer sur aucune logique : à côté de deux sœurs habillées en starlettes hollywoodiennes des années quarante (tulle vaporeux pour le bal) ou cinquante (fourreau de satin noir et turban, ou robe cintrée et bibi pour le mariage), le valet porte une blouse bleue d’ouvrier tandis que le prince est vêtu d’un habit de cour XVIIIe. La Cenerentola se rend au bal dans une tenue punk-rock parachevée par une sorte de bandeau sur l’œil fait de plumes, ce qui lui donne un côté pirate assez surprenant dont on peine à voir la pertinence. Cela étant, de nombreuses trouvailles scéniques burlesques (on pense par exemple aux assauts que mènent les deux pimbêches contre la vertu d’Alidoro, qui semble prêt à succomber à la fin), des éclairages habiles, notamment pendant l’orage, et l’abattage enthousiaste des chanteurs font de cette production un spectacle réjouissant à défaut d’être inoubliable.