Trouble in Tahiti, L’enfant et les sortilèges : ce diptyque original proposé par le Théâtre de Caen est la reprise, avec d’importantes variantes de distribution, de la production présentée à Nancy en 2010 (voir le compte rendu de Yonel Buldrini). L’essentiel des commentaires répétés à l’envi dans le programme et le dossier de presse, et par le metteur en scène à chaque interview, tend à démontrer la cohérence de l’assemblage de deux œuvres aussi dissemblables, comme si le fait de marteler rendait la chose plus évidente. À vrai dire, pourquoi pas ? Mais pourquoi pas aussi La Voix humaine, Le Téléphone, Le Bel indifférent, ou encore Von heute auf morgen (Schoenberg), autres œuvres sur l’incommunicabilité et l’éventuelle fidélité/infidélité du couple ? Car qu’est-ce qui relie ici les deux œuvres ? Certainement pas la musique, et encore moins l’enfant, aussi fantoche dans la première œuvre que dans la seconde. Quant aux parents qui se réconcilient sur l’oreiller en revenant du cinéma, qui peut y croire ?
Tout cela reste néanmoins plutôt anecdotique. Beaucoup plus gênantes sont les « adaptations » musicales qui font perdre aux deux œuvres leur richesse harmonique, sous couvert peut-être de faire des économies en réduisant le nombre d’instrumentistes (et de ménager certaines voix qui ne passeraient pas une formation plus importante). Le résultat pour L’Enfant et les sortilèges est particulièrement décevant, d’autant que l’orchestre est souvent paradoxalement un peu lourd sous la baguette de Jean Deroyer : finie l’orchestration rutilante de Ravel, et la féérie s’en trouve ainsi singulièrement plombée.
Enfin, Trouble in Tahiti paraît en déséquilibre, comme si la reprise n’avait pas bénéficié de soins aussi précis que la première série. L’ensemble est fort bien chanté, mais c’est plutôt au niveau du jeu théâtral que les choses pêchent. Le couple, tout d’abord, n’est pas vraiment crédible. Et, côté mise en scène, si le trio est parfait, les grands moments de bravoure passent à la trappe. Sans doute trop de scènes sont-elles traitées à l’arrière-plan, ce qui – par rapport aux reproductions un peu petites des tableaux servant de décor – minimise leur effet. Ainsi, la séance chez le psy est-elle quasiment gommée ; la scène où Dinah, normalement seule, raconte le film qu’elle vient de voir est brouillée par l’agitation frénétique de multiples personnages, et les phrases clé sont souvent mal dites, pour ne pas dire escamotées, notamment à la fin : « Why not… anything… I’ll get my things… ».
En tous cas les chanteurs, tous excellents acteurs, ne semblent pas directement en cause. Aurore Ugolin et Kevin Greenlaw confirment des qualités vocales parfaitement adaptées aux rôles. Le trio est tout à fait excellent, et l’on retrouve notamment avec plaisir Steven Cole, grand spécialiste des rôles de trial, notamment chez Offenbach (on ne peut oublier son inénarrable Caissier dans Les Brigands à Bastille). En revanche, parmi tout le reste de la distribution de la seconde œuvre, plus qu’honorable, on ne saurait trop conseiller à Mélanie Boisvert et à Amaya Dominguez de travailler leur prononciation, et notamment les débuts de mots, car on ne comprend strictement rien à ce qu’elles chantent.
Et pourtant, au total, si l’on ne cherche pas à retrouver des références trop précises (le film de 1973 dirigé par Bernstein et celui de 2001 produit par la BBC pour Trouble in Tahiti, et bien d’autres pour L’Enfant et les sortilèges), on passe vraiment une bonne soirée entre l’American way of Life des années 50 (même les ouvreuses avec leur panier d’osier sont dans la salle !) et les rêveries animalières de Colette joliment mises en scène.