La Bohême n’échappe pas à la règle qui veut que les chefs d’œuvre résistent à tous les traitements, les meilleurs comme les pires. La nouvelle production du Grand-Théâtre de Metz n’appartient à aucun de ces extrêmes, ni à la médiocrité. Elle se distingue d’abord par sa direction musicale, superlative, ensuite par un trio de solistes remarquables, par une mise en scène originale, mais aussi par les questions que pose cette dernière.
Les décors, ingénieusement conçus et réalisés, privilégiant la profondeur et les plans, offrent des tableaux colorés, auxquels participent les éclairages. Les costumes, à une exception près, séduisent, s’accordent aux personnages et au contexte. Paul-Emile Fourny, qui assume cette nouvelle production et signe la mise en scène, nous en donne les clés : jeunesse des interprètes, puisque c’est de jeunesse qu’il est question, scénographie transposant l’action à la Belle Epoque, s’inspirant « de l’univers du film Moulin Rouge, de Baz Luhrmann (2001) ». Cela nous vaut de belles scènes, animées, colorées, aux nombreuses références, bienvenues. Tout juste regrette-t-on que le froid et la misère soient quelque peu gommés. Dès le premier acte, au cadre conventionnel, mais juste, quelques partis pris interrogent. Lorsque Benoît vient se faire payer, la scène, amusante, frise le grotesque : les quatre artistes, chapeau melon, lunettes noires, de noir vêtus, avec une canne, se déplacent à genoux en pénitents confits de dévotion. Passons. Ce soir, c’est Mimi, suivie de Rodolfo, qui éteint délibérément sa bougie, sans que la lumière baisse. Comment, quand il gèle à pierre fendre, coller des affiches (début du III) ? Au dernier acte, Rodolfo coiffe avec désinvolture Marcello du bonnet de Mimi – emblématique de leur amour – durant leurs danses. Lorsqu’elle agonise dans l’unique fauteuil, bras nus, et qu’elle a froid, il faudra attendre avant que Rodolfo lui couvre le buste. Dans son dernier sursaut, lorsqu’elle dit avoir recouvré la vie, pourquoi lui rendre une santé physique et vocale florissante, alors que personne n’est dupe ? Ces dissonances, voire ces contresens, altèrent la vérité des personnages et notre écoute. Ceci dit, la mise en scène ne cherche pas à nous apitoyer, elle nous narre une histoire, le plus souvent juste de ton, qui relève du réalisme à dimension poétique. Toujours l’intérêt visuel se renouvelle, riche en clins d’œil, ainsi L’Angélus de Millet sur le chevalet de Marcello au début du dernier acte.
Cette musique sincère, avec le raffinement de l’écriture et la science de l’orchestration, trouve un interprète idéal dans la direction de Roberto Rizzi-Brignoli. On ne présente plus ce grand chef lyrique, qui connaît son Puccini, au sens dramatique sûr, sachant rythmer la progression. L’élégance, le style, la vivacité, la puissance comme le raffinement et la poésie sont servis par un orchestre généreux, souple, d’une cohésion parfaite, réactif. Les cordes, à la Barrière d’enfer, ont la plénitude du dernier Strauss. Les équilibres entre la fosse et la scène sont subtilement dosés, sans jamais le moindre pathos ajouté. Les ensembles, ainsi le quatuor du 2e acte « Questa è Mimi, gaia fioraia », les chœurs, complexes dans leurs superpositions, sont une totale réussite. Les rires et les larmes se mêlent. L’émotion est à fleur de peau.
Musetta (Gabrielle Philiponet) © Arnaud Hussenot, Opéra-Théâtre de Metz Métropole
Mimi crève l’écran. Sa présence vocale et dramatique nous bouleverse, malgré quelques réserves sur la direction d’acteur. C’est la première apparition française de Yana Kleyn, un grand soprano lyrique aux moyens étonnants. Familière du rôle, la jeune Russe installée au Danemark a tout : le timbre, une ample tessiture, la plus large palette dynamique, le physique et une présence dramatique réelle. La délicatesse, la fragilité, la douceur de Mimi, la force de son amour trouvent là une interprète exceptionnelle. Voix puissante sachant user de mezza voce et de pianissimi de rêve, avec une longueur de souffle rare, elle s’abandonne au lyrisme dans ses premiers airs, aux tempi très retenus, sans surjouer, avec une aisance et un naturel qui forcent l’admiration. C’est aux deux derniers actes qu’elle atteint des sommets. Les récitatifs non accompagnés de la Barrrière d’Enfer, puis« Rodolfo m’ama » et enfin le poignant « Sono andati ? » sont idéalement chantés. Un nom à retenir.
Diego Silva, jeune et authentique ténor lyrique est Rodolfo, poète exalté, amoureux, délicat, tendre, fervent, jaloux, généreux. La voix est souple, au timbre idéal. Les qualités d’émission sont évidentes : égalité des registres, sans qu’aucun passage soit perceptible, des aigus splendides, aisés, avec, lui aussi, d’admirables mezza voce. Le chanteur, Mexicain, connaît une belle carrière internationale, pleinement justifiée. Son premier air, « Che gelida manina ! », soutient la comparaison avec les références que chacun a en tête. Son aisance vocale et dramatique en font un Rodolfo de la meilleure veine.
La jeune Musette aime le plaisir, sa liberté, la vie qu’elle croque à belles dents, désinvolte, mutine, mais sensible, attachante, généreuse. Fine musicienne et excellente comédienne, Gabrielle Philiponet excelle dans ce rôle, qu’elle reprendra à Massy en mars prochain. L’émission est sonore, chaleureuse, riche en couleurs, agile, avec des graves solides associés à la légèreté des aigus. C’est au dernier acte qu’elle se montre sous son meilleur jour, vocalement et dramatiquement. A suivre.
Marcel, Schaunard et Colline sont respectivement, Régis Mengus, au timbre séduisant, Mikhael Piccone, beau baryton central, et Tapani Plahan. Ce dernier, une basse qui ne montre pas ses pectoraux, nous vaut un « Vecchia zimarra » à l’émotion contenue (tout est piano, y compris le mi bémol aigu sur « passar »). L’amitié chaleureuse qui lie nos quatre compères, complices au début, revêt un caractère fraternel au dénouement. Si Jean-Fernand Setti campe un Benoît crédible, sa voix forte et sa stature conviennent moins à Alcindoro. Aucune faiblesse n’est à signaler dans les petit rôles.