Quand on pense au Voyage d’hiver, on pense instantanément à Fischer-Dieskau et à ses enregistrements accompagnés par Gerald Moore. Mais il ne faut pas oublier que le cycle a été écrit pour ténor, et que les plus grands s’y sont illustrés, Peter Anders, Peter Pears (accompagné par Benjamin Britten), Peter Schreier, Christoph Prégardien, Ian Bostridge, Mark Padmore, et même Jon Vickers. C’est dire que, dans cette tessiture, sans être très nombreuses, les références sont de haute qualité.
Jonas Kaufmann chante le Winterreise depuis plusieurs années, et il a gagné en profondeur et en réflexion ce qu’il a perdu de fraîcheur juvénile. Il sait utiliser avec art toutes les demi-teintes du timbre de sa voix de ténor barytonnant, parfaitement adaptée à l’œuvre, d’autant qu’il allège au maximum les aigus sans que la ligne de chant en soit affectée. On relève simplement que le début, malgré un magnifique « Gute Nacht », reste un peu crispé, rendant la voix un peu métallique (mais il faut dire que l’on a rarement entendu une salle – maintenue dans une semi pénombre – aussi bruyante entre chaque lied, toux, programmes tombant, sièges claquant…). Ce n’est qu’à partir d’un magnifique « Die Post » que Jonas semble se libérer vraiment et exprimer un maximum d’émotion.
Au total, on ne peut que reprendre une longue litanie de superlatifs admiratifs rejoignant ceux saluant quelques uns de ses précédents récitals : puissance de la concentration et sens du contact avec le public, charmeur au point que l’on a l’impression, dans cette vaste salle, qu’il chante pour vous seul ; articulation parfaite et grande intelligence du texte, expression variant du plus tragique au plus éthéré grâce à un art raffiné et parfaitement maîtrisé des nuances, aussi à l’aise dans les forte que dans les pianissimi ; jeu théâtral sans excès, avec des moments singulièrement tragiques (« Einsamkeit ») ou de grande émotion (« Der greise Kopf »). On y ajoutera la puissance vocale particulièrement bien adaptée à la vaste salle munichoise.
L’interprétation particulièrement belle de certaines mélodies est à souligner : « Der Lindenbaum » avec une grande variété de couleur vocale adaptée au texte ; « Auf dem Flusse », où la ligne de chant coule avec une parfaite fluidité ; « Irrlicht » où, sous couvert d‘une fausse décontraction, il raconte avec une superbe simplicité ; « Frühlingstraum », l’un des sommets du cycle ; et enfin les sept derniers lieds à l’émotion croissante : « Der stürmische Morgen » dont la violence théâtrale augmente le contraste avec « Täuschung » tout en douceur un peu syncopée ; la simplicité touchante de « Der Wegweiser » et l’autorité et l’art de la respiration de « Das Wirtshaus » ; enfin, après le dernier sursaut de « Mut », viennent la douceur de « Die Nebensonnen », la réflexion désespérée et l’apaisement final de « Der Leiermann », résumant la solitude, l’angoisse de la mort et l’adieu à la vie, omniprésents dans ce cycle de mélodies.
Un grand silence salue la fin du concert avant que n’éclatent les applaudissements : une quinzaine de rappels, une pluie de fleurs et une standing ovation, rien que de vraiment très mérité. Cette extraordinaire prestation bien en symbiose avec le jeu pianistique de qualité d’Helmut Deutsch, montre combien il est vain de chercher pour cette œuvre des adaptations orchestrales ou scéniques.