Difficile, même un an après, d’oublier les triomphales représentations parisiennes de Werther. La sensibilité de la mise en scène, la subtilité de la direction, l’extraordinairerayonnante du couple star formé par Jonas Kaufmann et Sophie Koch.
De leurs prestations superlatives il faut d’abord parler. Jonas Kaufmann confirme, après sa prise de rôle parisienne, qu’il tient l’un des plus grands rôles de sa carrière, tandis que le monde lyrique tient certainement son plus beau Werther. Cette fois-ci sans doute plus rebelle qu’élégiaque, la caractérisation du personnage en est que plus troublante. La voix, aux reflets de plus en plus ombreux, se fond dans chaque phrase du héros romantique, à tel point que le ténor allemand semble les vivre avant même de les chanter. Car que cherchons-nous dans Werther, si ce n’est l’incarnation du texte et la difficile retenue des sentiments, bien avant telle ou telle « performance » lyrique ? Même impression pour la Charlotte de Sophie Koch, qui dans un français parfaitement articulé révèle toute la douleur du déchirement et de l’ennui amoureux. La voix est puissante mais la projection toujours maitrisée, les nuances toujours plus subtiles, dans ce qui s’apparente davantage à la précision de la diction théâtrale plutôt qu’à l’opulence lyrique (elle n’a d’ailleurs même pas besoin de prouver qu’elle en possède tous les codes).
Nous l’avons déjà dit, c’était l’homogénéité et le sentiment d’une compréhension mutuelle et totale des membres de la distribution qui nous avaient, à Paris, fait chavirer. Et c’est parce que cette condition n’est ici pas remplie que ces représentations viennoises ne seront pas – ou en tout cas moins – mémorables. Que vaut le premier acte si Charlotte et Sophie ne nous donnent l’apparence d’une presque gémellité ? Car l’exemple de Ileana Tonca, membre de la troupe du Staatsoper, est frappant. Incompréhensible dans ses apparitions (somme toute brèves d’ailleurs), caricaturale dans son interprétation, le personnage de Sophie disparaît, emportant avec lui l’évocation de l’insouciance jeunesse dont rêve Werther. Même remarque pour le Bailli de Janusz Monarcha, certes jovial, mais totalement engorgé et dépassé par son petit rôle. Enfin, Adrian Eröd fait de son mieux, aidé par une prononciation rare chez un non-francophone, pour rendre crédible son Albert, malheureusement un peu jeune et trop transparent.
La mise en scène d’Andrei Serban, dont c’est la 36e représentation, introduit plus de violence dans l’œuvre de Massenet, au détriment de la tradition romantique. L’action est transposée dans les années 60 (l’on comprend alors facilement que Werther soit plus révolté que résigné par une fatalité), tout se jouant autour d’un gigantesque arbre, se dénudant progressivement l’hiver meurtrier approchant. Ce que Benoît Jacquot avait su traduire en regards et en subtile réserve explose ici en grands gestes brusques et en déferlements de passion, à l’image de ce Werther faisant voler au loin une chaise lors de son « Un autre… son époux ! ». La scène finale, qu’Albert habite de son oppressante présence, est bouleversante : une fois son amant tué, le piège se referme – en même temps que le rideau – sur Charlotte, plus vulnérable que jamais.
La direction de Frédéric Chaslin se place résolument dans la même optique que la régie. Vive, parfois trop éclatante, elle ne se dépare pas d’une certaine « germanité » un peu lassante. Un comble pour un chef français.
Dans l’Autriche impériale, il était une abréviation aussi célèbre que le A.E.I.O.U. : K. & K., comme « kaiserlich und königlich », symbole de l’unité des couronnes autrichienne et hongroise. Ce soir, elle a revécu, avec une toute autre signification : « Kaufmann und Koch », l’empereur et la reine de l’opéra, leurs majestés lyriques.