Troisième œuvre du cycle « Liberté et Destin », Così fan tutte est présenté dans le petit théâtre à l’italienne Lauro Rossi de Macerata. On sait que Pier Luigi Pizzi est aussi habile à manier les foules sur les plus grands plateaux qu’à diriger quelques chanteurs sur une toute petite scène, et que des liens très particuliers l’unissent à Mozart dont il avait notamment présenté ici même il y a deux ans un remarquable Don Giovanni. Tragédie ou comédie ? Faut-il vraiment choisir ? Pizzi abandonne pour une fois le noir pour un blanc immaculé noyé de lumière dans lequel il va faire se mouvoir des personnages dont on ne sait jamais quelle est la part de grande sincérité ou de joyeuse inconscience. Il joue donc du contraste entre la luminosité du lieu et la tristesse, pour ne pas dire la détresse, qui se dégage par moment de cette comédie acide. Sa mise en scène est tout bonnement irrésistible, et l’on ne peut qu’évoquer le parallèle de Verdi et de son Falstaff : le travail d’un octogénaire dont la jeunesse d’esprit se double de l’expérience de l’âge.
Les terrasses d’une maison néoclassique donnent sur une plage de sable semée de rochers ; trois plans différents vont donc servir de scène aux rencontres des trois couples ; trois portes-fenêtres aux volets s’ouvrant et se fermant façon « Egoïste de Chanel » précisent les lieux d’habitation des trois femmes où chacun des trois hommes pénètreront au fil de l’action. C’est de l’excellent théâtre, avec une très bonne direction d’acteurs ; plusieurs moments sont particulièrement bien vus : la scène des adieux où déjà des mains s’égarent, des regards se croisent, et où celui que l’on regrette n’est déjà plus celui que l’on pense ; le retour quasi instantané des jeunes femmes habillées en grand deuil et couvertes d’irrésistibles voiles noirs ; ou encore l’étonnant trio des trois hommes au second acte, en forme de jeu de cache-cache. Après l’épisode central, tout semble recommencer comme avant, et le blanc – un moment transgressé par le rouge, le noir et la tombée de la nuit – est totalement réapparu. Les couples mal assortis du début se renouent (alors que ni le librettiste ni le compositeur ne concluent sur qui va avec qui in fine…), mais déjà de gros nuages s’amoncellent sur leur avenir plus qu’incertain, malgré les sourires de circonstance un peu forcés. Le jeune chef Riccardo Frizza sera prochainement à Bastille pour La Cenerentola. Il insuffle ici aux chanteurs et à son excellent orchestre un rythme et un allant incomparables, grâce à une direction particulièrement nerveuse et vive.
Le Don Alfonso d’Andrea Concetti, que l’on a vu à Paris Garnier en Leporello et au Théâtre des Champs Elysées en Figaro,est particulièrement intéressant. Loin de l’habituel vieux barbon moralisateur, il propose un personnage d’esthète quarantenaire en villégiature, promenant son ennui couvert d’un grand parasol rouge ; l’homme, aux mimiques irrésistibles, s’offre une bonne plaisanterie, sans aucun relent de misanthropie. Le côté vocal est à l’avenant, la voix est souple et naturelle, le style d’une tenue parfaite, et l’acteur particulièrement fin entraîne tout son monde dans un délire calculé. De même, la Despina de la jeune cantatrice Giacinta Nicotra est hors des conventions du genre ; de l’âge de ses maîtresses, elle est à la fois servante (parfois vertement remise en place) et confidente ; il se dégage de son interprétation de liberté sexuelle (sa robe se relève souvent plus que de raison) une grande sympathie, d’autant qu’elle nous épargne le jeu stéréotypé de la soubrette germanique. Sa voix, un rien voilée, se différencie totalement de celles des deux autres jeunes femmes, et ajoute encore à son charme, justifiant le triomphe personnel qu’elle reçoit aux saluts.
Le jeune chanteur allemand Andreas Wolf, en tout début de carrière, est un Guglielmo de bonne tenue, aussi à l’aise dans les ensembles que dans ses airs, son côté vocal un peu plus germanique qu’italien ne gênant en rien ce rôle bien planté. Juan Francisco Gatell, chanteur argentin tout aussi jeune et à la carrière également prometteuse, campe un Ferrando plein de fougue et de vaillance, plus à l’aise vocalement dans son second air que dans le premier où il a du mal à alléger sa voix, au demeurant puissante et bien projetée. Ketevan Kemoklidze, jeune cantatrice géorgienne à la magnifique voix de mezzo, puissante, ronde et charnue, a la sagesse de n’aborder prudemment que des rôles parfaitement adaptés à sa voix. Elle est une Dorabella pleine de finesse, vocalement magnifique, à la fois aimable et un rien rouée, au jeu totalement convaincant. Nous découvrons enfin Carmela Remigio, la Marguerite du Faust de Macerata que nous n’avions pu voir l’an dernier pour cause d’intempéries ; sa Fiordiligi, très sérieuse et tragique, est vocalement somptueuse ; son premier air, tout particulièrement, a été à juste raison longuement acclamé : elle a la voix idéale du rôle, et en joue parfaitement. Elle se montre aussi très à l’aise scéniquement dans son rôle de sœur aînée calmant les ardeurs incontrôlées – et incontrôlables – de Dorabella. Ajoutons que toutes les voix se marient fort harmonieusement : une exceptionnelle réussite.