Jakob Lenz est une figure familière du monde germanique cultivé ; ami de Goethe, écrivain lui même, touché très jeune par la schizophrénie et rejeté de tous, cette figure maudite du romantisme allemand n’a pas manqué de stimuler les imaginations. Georg Büchner, l’auteur du Woyzeck d’où Berg tira le livret de Wozzeck, en a fait le sujet de son unique nouvelle (1835), et Wolfgang Rihm son deuxième opéra de chambre, commencé en 1977 et créé en 79. L’œuvre connut d’emblée le succès, a été maintes fois reprises depuis lors, et est en passe de devenir un classique de l’opéra du XXe siècle, même si son rayonnement en dehors du monde germanique reste encore limité.
Le livret se concentre sur la fin de la vie du pauvre Lenz, terrassé par le souvenir de son amour inabouti pour la jeune Friederike, soumis aux influences contradictoires du pasteur Oberlin qui l’a recueilli et tente en vain de traiter son mal par le contact avec la nature, et du maléfique Kaufmann aux méthodes nettement plus expéditives. Succession de flashes destinés à recréer la terrible réalité de Lenz, l’œuvre se compose de 13 tableaux entrecoupés d’interludes musicaux d’une incomparable richesse d’écriture, dont une seule audition ne suffit sans doute pas à cerner toute la complexité. C’est une partition émouvante et forte, ardue, sans concession, et placée de bout en bout sous le signe de la vérité. A la tête d’un petit ensemble instrumental (trois violoncelles pour toutes cordes, un clavecin, cinq bois, deux cuivres et un impressionnant dispositif de percussions), Franck Ollu réalise une lecture particulièrement précise et analytique de la partition, et en fait ressortir une incroyable diversité de timbres, de climats instantanés, le tout émaillé de nombreuses citations qui stimulent l’écoute et titillent la curiosité de l’auditeur. Tout comme le texte, la partition pénètre très profondément au cœur de l’âme de Lenz, c’est ce qui en fait tout l’intérêt et l’originalité.
La mise en scène très virtuose – la première qui se donne l’ambition de sortir l’œuvre des sphères confinées des petites salles et d’amplifier le propos aux dimensions d’une vraie grande scène – présente en parallèle la réalité glauque d’une part et les visions subjectives de Lenz d’autre part, réparties sur plusieurs niveaux scénique. Créée à l’opéra de Stuttgart l’an dernier avec grand succès, elle réussit magistralement cette lecture à plusieurs niveaux simultanés, dans une esthétique froide, triste et inéluctable qui rend extrêmement tangibles les affres de la maladie mentale, sa course vers l’abîme et les énormes souffrances du pauvre Lenz, traitées avec une grande sensibilité. Andrea Breth, dont les précédentes mises en scène à la Monnaie (Katia Kabanova en 2010 et Traviata en 2012) n’avaient pas manqué de susciter de vives réactions, signe ici une réussite incontestable, même si un peu de complaisance et certains excès de réalisme dans les dernières scènes choqueront sans doute les âmes sensibles.
Pourtant, la réussite complète du spectacle est due à l’extraordinaire prestation de Georg Nigl dans le rôle titre, qui est entré dans la peau de son personnage d’une façon inimaginable, aussi bon acteur qu’il est bon chanteur, les deux fonctions se trouvant ici mutuellement renforcées pour une prestation d’une intensité réellement stupéfiante, que le public a salué d’un ovation bien méritée. Nigl, dont on connaissait le talent, se hisse ici au niveau des plus grands : non seulement il domine le rôle musicalement, malgré l’écriture complexe qui promène la voix dans les registres les plus inusités, mais surtout il incarne Lenz et sa maladie avec une crédibilité totale, suscitant tout à la fois l’émotion, la compassion, l’horreur et l’admiration. A ses côtés mais dans des rôles de moindre ampleur, Henry Waddington campe le beau personnage d’Oberlin avec une touchante humanité et, en guise de contrepoint, John Graham-Hall donne à son Kaufmann une couleur noire et sadique assez réussie également.