Dmitri Tcherniakov rêvait de mettre en scène Iolanta mais, faute de trouver un autre opéra court à lui associer, il s’est rabattu sur l’œuvre qui fut donnée en complément de programme le soir de la création de la dernière œuvre lyrique de Tchaïkovski : le ballet Casse-Noisette du même compositeur. Restait à trouver un moyen de lier les deux, car il n’est plus question aujourd’hui de juxtaposer deux spectacles sans rapport. Dans les deux cas, l’héroïne découvre la vie, et même l’amour, puisque la petite fille du ballet devient ici une jeune fille. Et l’opéra est en fait une pièce jouée pour l’anniversaire de la dite jeune fille, Clara rebaptisée Marie. Par un superbe effet de manipulation du décor, le bien petit salon où se déroule l’histoire de la fille du roi René, transposée dans la Russie pré-révolutionnaire, reculera à la fin de Iolanta pour devenir le fond d’un bien plus vaste salon des années 1950 où commence Casse-Noisette, avant qu’une terrible explosion vienne anéantir ce cadre familier, propulsant la jeune fille dans un univers ravagé par une tempête de neige, puis dans une forêt, puis parmi des jouets surdimensionnés, avant un retour final à la maison. Tel est le nouveau livret élaboré par Dmitri Tcherniakov pour le ballet de Tchaïkovski, dans le prolongement de l’opéra.
D’emblée, Benjamin Millepied avait annoncé son intention d’embaucher trois chorégraphes distincts pour monter les différentes parties de Casse-Noisette. A Arthur Pita échoit la fête d’anniversaire de Marie, où l’on joue aux chaises musicales et où l’on s’amuse à diverses gambades. Ce n’est sans doute pas le moment le plus fascinant du spectacle. Quand l’action se transporte dans le cerveau troublé de l’héroïne, c’est Edouard Lock qui prend le relai, dont la chorégraphie « cauchemardesque » tranche parfaitement sur les aimables facéties qui ont précédé ; on admire son travail sur les personnages, notamment la mère de Marie, mais on le sent moins inspiré par les célèbres « danses nationales » (arabe, russe, chinoise…) du divertissement. Sans faute pour Sidi Larbi Cherkaoui, qui propose d’abord une stupéfiante danse dans les décombres, après l’explosion du décor, puis une indiciblement poignante Valse des fleurs, devenu ici danse de vie et de mort, du berceau à la tombe. Dans la fosse, l’orchestre dirigé par Alain Altinoglu n’est pas toujours aussi soyeux et enveloppant qu’on le voudrait, avec notamment des cuivres parfois pas très ensemble.
© Agathe Poupeney
Bien sûr, c’est avant tout pour Iolanta que se seront déplacés les lyricomanes, et malgré l’annonce précédant le lever du rideau, Sonya Yoncheva, même souffrante, justifiait amplement que l’Opéra de Paris monte l’œuvre. La soprano bulgare domine le reste du plateau, avec une incarnation suprêmement émouvante de l’héroïne aveugle, ici très craintive et prompte aux larmes, à la limite de la névrose, et avec une voix radieuse, ne reculant pas devant certains effets quasi véristes, et dont on a peine à croire qu’elle ne soit pas au mieux de sa forme. Face à une telle interprète du rôle-titre, le reste du plateau ne peut que s’efforcer de ne pas démériter. Scéniquement crédible dans le rôle du jeune homme songeur, le Polonais Arnold Rutkowski nous change agréablement des ténors tout en muscles auxquels on confie parfois le rôle meurtrier de Vaudémont : il en a les aigus impossibles, parfois en délicatesse avec la justesse, et la vaillance, non sans tension, mais le timbre n’est pas le plus séduisant qui soit. Olga d’Eugène Onéguine et Pauline de La Dame de Pique à Bastille il y a près de vingt ans, Elena Zaremba revient dans le rôle de la nourrice Martha, mais on pourrait la souhaiter plus maternelle dans ses rapports avec Iolanta, tout comme on aurait aimé un roi René plus pétri d’humanité qu’Alexander Tsymbaliuk, malgré son authentique timbre de basse. En Ibn-Hakia, Vito Priante est un baryton curieusement effacé, au contraire d’Andrei Zhilikhovsky, qui profite à fond de son personnage exubérant. C’est avec joie enfin qu’on entend le vétéran Gennady Bezzubenkov dans le petit rôle de Bertrand. Et l’on remerciera Dmitri Tcherniakov de ne pas nous avoir frustrés de l’émotion que doit dégager Iolanta, la transposition vers une Russie tchékhovienne étant somme toute une bien modeste infraction à la lettre du livret, qui ne retire rien à la poésie de l’œuvre.