Trois œuvres – Il tabarro, Suor Angelica, Gianni Schicchi – dans une même œuvre pour donner à éprouver en une seule soirée trois des tonalités majeures de l’Opéra : le tragique, le lyrique, le comique. Trente-huit rôles au total, seize d’hommes, vingt-deux de femmes. Les ambitions d’Il trittico l’empêchent de figurer au répertoire autant que sa valeur musicale l’autoriserait. Barcelone l’affiche après 35 années d’abstinence. C’est ainsi que Puccini le voulait ; c’est ainsi qu’il convient de l’apprécier, rendu à son intégrité et non comme trop souvent démembré, ses composantes appariées à d’autres titres avec lesquels elles n’entretiennent qu’un lointain rapport.
Paris dans les années 1900, un couvent au 17e siècle, la Florence médiévale… Il trittico veut donc faire successivement trembler, pleurer, rire au mépris de toute unité de lieu, de temps et d’action. Les maîtres du théâtre classique en frémiraient. il existe pourtant un dénominateur commun aux trois ouvrages : l’orchestre que Susanna Mälkki à Barcelone propulse au premier plan, rappelant combien Puccini en musicien impressionniste sait jouer des timbres et des couleurs. L’atout majeur de cette nouvelle production, s’il faut en désigner un, c’est sa direction musicale. Les forces conjuguées du Liceu – chœur et orchestre – en soulignent la rigueur rythmique, essentielle pour que la mécanique de Gianni Schicchi ne s’enraye pas, le soin du détail lorsqu’il faut traduire par petites touches le pointillisme du Tabarro, le flux passionné qui irrigue Suor Angelica et, au-delà, la science conjointe du contraste et de l’équilibre – balayer l’échelle volumique, du pianissimo au fortissimo, en s’assurant que le flot orchestral ne submerge pas les voix.
Il tabarro © David Ruano
Et quelles voix ! Incorruptibles dans Il Tabarro – bien que Lise Davidsen (Giorgetta) soit annoncée souffrante, bien que Brandon Jovanovich (Luigi) flanche dans les dernières mesures du duo –, ténor et soprano unis dans une même vaillance surmontent les tensions de la partition, sans ne jamais renoncer au texte, ni sombrer dans un vérisme de mauvais aloi. Ambrogio Maestri écarte aussi d’un chant héroïque toute tentation grandguignolesque. Tracé d’une ligne longue et sûre, son Michele se caractérise par une sobriété admirable, entre tendresse avortée, rage sourde et éclats de colère, tout comme deux opéras plus tard, son Gianni Schicchi parcourt un large spectre d’intentions pour offrir du madré un portrait réjouissant.
Suor Angelica © David Ruano
Suor Angelica, elle, est emplie de la présence d’Ermonela Jaho qui, fidèle à ses principes jusqu’au-boutistes, chante la religieuse corps et âme comme si sa vie en dépendait – « Senza Mamma » évidemment couronné d’un aigu effilé, infini, et toute la scène finale dans laquelle la soprano se consume jusqu’à arracher une clameur sauvage à la salle. Auparavant, Daniele Barcellona s’est montré moins intraitable que ne veut l’usage, capable même de commisération à travers certaines inflexions, le trait juste et terrible cependant – « Espiare ! espiare » –, usant avec parcimonie des écarts de registre comme moyen d’expression. Cette Zia Principessa trouve en Zita dans Gianni Schicchi son exact contrepoint, aussi comique dans ses tentatives d’extorsion d’héritage qu’elle semblait maléfique en fossoyeuse de sa nièce. Dans ce dernier épisode du Trittico, le couple formé par Lauretta et Rinuccio s’inscrit dans une logique dramatique souvent transgressée par le disque. Ruth Iniesta et Iván Ayón-Rivas ne sont pas de grandes voix surdistribuées dans des rôles secondaires mais de jeunes chanteurs, encore fragiles, désarmants de candeur et de sincérité.
Un mot encore, parmi la longue liste des comprimari, pour Marc Sala en venditore di canzonette du Tabarro (puis Gherardo dans Gianni Schicchi) et Mercedes Gancedo en Suor Genovieffa, dont les courtes interventions apportent une respiration lumineuse, bienvenue au sein de partitions sinon étouffantes.
Gianni Schicchi © David Ruano
Pour mieux unifier le propos scénique, Lotte De Beer opte pour un décor unique – cylindres emboîtés qui forment un tunnel dans lequel se débattent les personnages des trois opéras, comme pris dans une turbine infernale. Les costumes font office de marqueur temporel. Quelques accessoires aident à camper les situations. Des sorties intelligemment aménagées dans le sol, sur les côtés ou en fond de scène fluidifient le mouvement, réglé au cordeau. Toute en ombre et en lumière, cette approche prend le parti de la lisibilité. La scène d’enterrement qui ouvre puis conclut Il tabarro illustre l’intelligence de la réflexion théâtrale. En l’absence d’entracte, la transation avec Suor Angelica , qui n’a pourtant rien d’évident, intervient naturellement. La metteuse en scène s’est montrée ici plus désireuse de servir l’œuvre que de l’utiliser pour délivrer un message, fût-il universel et pétri de vertus – cf. ses Noces de Figaro en 2021 à Aix-en-Provence. Il ne devrait jamais en être autrement.