Il y aura bientôt quarante ans, Metz offrait à son public un petit bijou de Haydn, qui préfigurait Cosi fan tutte, Le Pescatrici, sur un livret de Goldoni. On s’explique mal pourquoi, depuis sa redécouverte en 1978, par Antal Dorati (*), le troisième et dernier opéra de Haydn lui aussi sur un livret adapté de notre Italien, Il mondo della luna n’est pas davantage programmé. Pour ce qui est de l’histoire de sa création, le lecteur retrouvera avec bonheur la page que notre confrère Cédric Manuel lui consacrait Un jour, une création : 3 août 1777, Haydn complètement dans la lune. Malgré deux faiblesses qu’il semble aisé de corriger (la longueur, et un troisième acte dont on pourrait faire l’économie, bien qu’il comporte un magnifique duo **), la qualité de l’intrigue, la musique superbe dont la pare Haydn sont propres à séduire tous les publics, du plus exigeant au plus humble. Saluons donc la proposition courageuse que Metz et Clermont-Ferrand nous offrent. Pierre Thirion-Vallet, qui en signe la mise en scène, s’est entouré de ses collaborateurs les plus familiers, qu’il s’agisse des décors (Frank Aracil), des costumes (Véronique Henriot) ou des lumières (Véronique Marsy), pour une réalisation séduisante, bondissante, où l’œil se régale autant que l’oreille. Le livret original était simple. Un père monomaniaque, Buonafede, oublie tous ses devoirs pour sa passion lunaire. Ses proches, ses deux filles et leurs amants, son valet et sa servante, dont les projets sont contrariés, vont exploiter sa faiblesse pour le conduire à retrouver la raison et consentir à ce que les trois couples soient enfin réunis. Une sorte de mixage entre la féérie grave de la Flûte (de 14 ans postérieure) et de la Serva padrona. Ce soir, si la lune est toujours au cœur du spectacle, il ne s’agit plus d’observer notre satellite à partir d’un télescope truqué, mais de sa conquête, à la fin des années soixante. La proposition du metteur en scène-librettiste transpose en effet l’action en une parodie totalement déjantée des séries d’espionnage de l’époque. Ecclitico est un professeur d’université, tignasse et moustache à la Einstein, espion russe bénéficiant de l’asile politique aux States. Buonafede (appelé dorénavant Goodfaith) est l’Américain naïf – mi Inspecteur Gadget, mi James Bond – manipulé par les siens pour déjouer les plans de conquête de notre satellite par Moscou. Cecco, son serviteur, et Ernesto sont des agents du KGB…C’est bien fait, jusqu’au troisième acte où les couples réunis, mais tous bernés, vont demander l’asile politique en France. Le spectateur qui découvre l’ouvrage a bien des raisons d’en sortir ravi : coloré, animé à souhait, riche en clins d’œil, assorti de dialogues adaptés, en français, c’est frais, divertissant, mais plus proche de Meilhac et Halévy / Offenbach que du théâtre de Goldoni. Passée la surprise, le haydnien adhérera sans trop de réserves, la principale résidant dans la substitution de dialogues en français à tous les récitatifs secco. Mais tous les airs et ensembles sont respectés, enchaînés dans l’ordre. A signaler aussi le jeu des filles de Buonafede et de leurs soupirants, ceux-ci motivés ici par l’espionnage et non par l’amour. Le parti pris de la mise en scène, s’il nous prive quelque peu de la dimension sensible de chacun des personnages, nous vaut un rythme digne de la comédie musicale. La direction d’acteurs comme la composition des tableaux atteignent une qualité exceptionnelle.
L’empereur de la lune (Enguerrand de Hys) © Luc Bertau – Opéra-Théâtre Eurométropole de Metz
La distribution se signale par son unité comme son total engagement. L’action repose déjà sur les deux premiers rôles, masculins, deux compères aussi bons comédiens que chanteurs. Mais il n‘est pas pour autant de rôle secondaire, ou qui soit moins bien servi que les autres. Chacun aura son aria aux deux premiers actes, sans compter les duos et les grands finales. Ecclitico le ténor Sébastien Droy, a tout l’abattage attendu pour mener la danse. Ses deux airs sont bien conduits, mais c’est dans son dernier duo avec Clarice qu’il donne le meilleur de lui-même. Le baryton Romain Dayez, athlétique Buonafede, est irrésistible au finale du I, lorsqu’il croit s’envoler. La voix est ample, longue et bien timbrée, toujours intelligible. Au II, l’aria con balletto « Che mondo amabile », avec les vents, est une réussite. Le troisième larron, Enguerrand de Hys, Cecco, valet de comédie, donne toute sa verve à l’Empereur de la lune (« Un avara suda e pena ») après un remarquable « Mi fano ridere », à l’acte précédent. Dans le livret, Ernesto est quelque peu privé d’humanité. Haydn lui donne vie, c’est déjà une sorte d’Ottavio. Ce soir, Mireille Lebel, mezzo canadienne trop rare chez nous, nous vaut une composition de grande qualité, vocale comme scénique, dès son « Begli occhi vezzosi ». Flaminia, Catherine Trottmann, est vocalement le plus intéressant des personnages féminins. On attendait ses coloratures du « Ragion nell’ alma siede », grand air digne de l’opera seria, et l’on n’est pas déçu. Peut-être un supplément de passion qu’elle trouvera sans peine au cours des prochaines représentations, et nous serons proches de l’idéal. Sa sœur, Clarice, est confiée à Déborah Salazar-Sanfeld. Son « Son fanciulla da marito » était prometteur. L’aria suivant « Quanta gente che sospira », mais surtout son ultime duo avec Ecclitico nous ravissent. La Lisetta de Pauline Claes ne s’en laisse pas compter, particulièrement par Buonafede. Les couleurs, l’expression et le soutien séduisent. L’ambiguïté malicieuse du « Una donna come me » lui va à ravir, tout comme « Se lo comanda, ci veniro ». Exemplaires de vie, de précision et d’équilibre, les finales de chacun des trois actes – particulièrement du deuxième, magistral – réunissant les 7 solistes, annoncent ceux des Nozze di Figaro. Eux seuls suffiraient à justifier que Haydn soit enfin reconnu comme un grand compositeur lyrique.
Sébastien Droy (Ecclitico) et Romain Dayez (Buonafede) © Luc Bertau – Opéra-Théâtre Eurométropole de Metz
A la tête de l’Orchestre national de Metz Grand Est, David Reiland, qui devait assurer la direction musicale, souffrant, a été remplacé au pied-levé par Victor Rouanet, très jeune chef, disciple d’Alain Altinoglu, assistant à l’Orchestre national de Lille. Il faut lui savoir gré d’avoir sauvé la production. Le temps imparti ne lui a pas permis d’imposer sa marque à l’orchestre, et nous restons quelque peu sur notre faim : le sourire, l’humour – marque de Haydn – mais aussi le caractère dramatique de telle scène sont effleurés. C’est propre, appliqué et en place. Le souffle fait défaut. Personne n’a démérité. Le chœur, bien préparé, vocalement comme scéniquement, n’appelle que des éloges.
Un spectacle tonique, séduisant, abouti, qui pourrait et devrait tourner davantage qu’entre Metz et Clermont-Ferrand. Qui osera maintenant la trilogie Haydn-Goldoni (***) ?
(*) Giulini l’avait donnée dès 1959, dans une version maintenant dépassée.
(**) « un certo ruscelletto » entre Buonafede et Clarice, qu’aurait pu signer Mozart, où les cordes fluides tissent une merveilleuse trame.
(***) Lo Speziale, 1768 ; Le Pescatrice, 1770 ; Il mondo della luna, 1777