Œuvre populaire et parmi les plus représentées à la scène, Il barbiere di Siviglia représente un défi de taille pour un jeune metteur en scène, désireux de faire ses preuves pour ses débuts en France. Valérie Chevalier a fait appel à cet Espagnol, bardé de prix et de récompenses, au mois de juillet quand la crise sanitaire l’a contrainte à annuler un projet trop lourd d’une nouvelle Aida. Deux mois seulement pour monter un spectacle, chiche ? Rafael R. Villalobos a déjà une idée en tête et il la détaille dans le programme de salle : marier les enjeux libertaires de la pièce de Beaumarchais avec les archétypes de l’Andalousie, fantasmés par Rossini et rêvés aujourd’hui par le spectateur, biberonnés à la culture espagnole moderne portée par ses chefs de file depuis la fin de la dictature. C’est pourquoi, si Le Barbier de Séville mettait au jour les forces qui travaillent la société française, et au-delà les anciens régimes trifonctionnels, à la veille de la révolution française, cette mise en scène en fera de même avec les forces libératrices, la Movida en premier lieu, qui irriguaient l’Espagne avant la mort Franco. Celle-ci survient d’ailleurs opportunément durant la temporale du deuxième acte, dernier élément manquant avant le lieto fine. Le metteur en scène, natif de Séville, maîtrise comme une langue maternelle la culture andalouse qu’il va pousser dans un extrême caricatural en multipliant les références : des géraniums typiques des patios sévillans aux toreros et flamencas qui croisent personnages queer et transgenres échappés d’un film d’Almodovar. Rosina ressemble ainsi à s’y méprendre à Carmen Maura dans Femmes au bord de la crise de nerfs. Les interdits sexuels ont changé de nature et d’objets mais l’hypocrisie reste la même, ainsi la taille de barbe de Bartolo par Figaro vire-t-elle en séance BDSM gay où l’on comprend que le mariage que vise le barbon a perdu sa valeur pécuniaire mais doit lui servir de paravent de respectabilité dans une société conservatrice. Toutes ces scènes, accessoires et costumes se nourrissent de références culturelles (Costus, Ocaña, Nazario ou encore la contemporaine Pilar Albarracín) qui saturent l’espace et dédoublent la narration. Pourtant, la direction d’acteur suit les indications du livret et les thèmes musicaux à la lettre. Elle conservent la lisibilité de la narration malgré les libertés prises avec « la lettre » du livret. Au global le spectacle se revendique gras et patachon – comme le jeu de mot sur la roulotte de Figaro devenue « bar bière » – et le mauvais goût est souvent pleinement assumé, comme la distribution de papier toilette à la Guardia Civil… En somme, le metteur en scène espagnol signe un manifeste virtuose pour sa première collaboration en France. Pourtant on sent que le projet s’est monté en catastrophe au cours de l’été, entre vacances et contraintes sanitaires. Faute à un décor constitué en tout et pour tout d’une demi-maisonnette blanche, support pour des projections vidéos (certes de qualité) juchée sur une tournette, perdue dans l’immensité du plateau du Corum, on peine à entrer dans la folie douce espagnole. Le tout manque de couleurs et de chair et ce malgré toutes les trouvailles de mises en scène.
© Marc Ginot
De même, si on comprend le choix du Corum pour sa taille de la fosse et sa jauge pour accueillir tout le monde dans le contexte actuel – toutes les places sont à 10€ et une date supplémentaire a été ajoutée pour répondre à l’engouement – Rossini et ses interprètes auraient été bien plus à leur affaire à l’Opéra Comédie. L’orchestre, au complet certes, sonne de manière totalement uniforme et l’on tend l’oreille pour identifier ne serait-ce qu’un contrepoint. Heureusement que le surtitrage pour personnes malentendantes vient nous rappeler les notes taquines des flûtes ou les roulements des percussions. Au moins, Markus Fryklund reste-t-il à l’écoute de son plateau, alors que lui aussi est au prise avec la démesure de la salle.
Cela ne suffit pas tout à fait à expliquer le niveau pour le moins sommaire de grammaire rossinienne dispensé. A l’exception de Gezim Myshketa au métier belcantiste satisfaisant, bien que mis à rude épreuve dans les passages d’agilité, on regrette que le trio principal ne soit pas plus rigoureux à commencer par la précision rythmique. Si l’on passe sur les savonnages et simplifications qui parsèment la soirée, on appréciera le volume et le souffle de Paolo Bordogna (Figaro), le timbre charnu d’Adèle Charvet, pourtant en mal d’aigu, et l’élégance de la ligne de Philippe Talbot. Ce dernier est le plus avare en variation et l’on comprend pourquoi dans ces conditions le « cessa di piu resistere » passe à la trappe. Le ténor tient grâce au muscle en deuxième partie. En Basilio, Jacques-Greg Belobo offre une composition scénique et vocale toute en veulerie. Berta enfin, imaginée comme un personnage échappé de Les Bonnes de Genet, est interprété par le contre-ténor Ray Chenez, pour continuer de creuser la veine de la movida et des troubles dans l’identité de genre. Son air est opportunément remplacé par « Pobre chica, la que tiene que servir » (extrait de la zarzuela La Gran Via), finissant de placer tout à fait ce spectacle dans une Espagne archétypale.