Si Rigoletto est le héros du drame – tout ensemble action théâtrale et malheur personnel – qui porte son nom, I Puritani sont-ils le sujet de l’opéra de Bellini ? C’est probablement le point de vue adopté par le duo Jossi Wieler (metteur en scène) et Sergio Morabito (dramaturge), dans une relecture aussi riche et aussi stimulante que celle opérée sur le bouffon verdien. C’est pourquoi au lieto fine où les amoureux jusque-là si malheureux peuvent enfin embarquer pour Cythère ils en substituent un autre qui s’insère, faut-il le dire, à la perfection dans la vision de l’œuvre qu’ils ont proposée. Nous n’en ferons pas un casus belli : ni Bellini ni Pepoli ne nous sont apparus pour être leur champion. Mais cette intervention outrepasse notre conception des limites de la liberté d’interprétation. La remise en question de la relation père-fille dans Rigoletto, si elle modifie profondément le sens des échanges entre eux, ne modifie nullement la succession des événements, et la conclusion, même présentée avec une distance « brechtienne », reste celle de Verdi et Piave. En revanche la fin choisie par Bellini est ici « corrigée ». Est-ce légitime ? Ce lieto fine n’est pas seulement ici une fiction théâtrale si conventionnelle qu’on puisse s’en affranchir à propos du couple concerné, il exprime aussi la réaction publique à la proclamation de l’amnistie. Cette décision politique, à la fois pragmatique et optimiste, signifie non seulement la vie sauve pour Arturo mais aussi l’avènement de la paix. L’indifférence apparente avec laquelle la communauté montrée accueille l’évènement cache-t-elle une opposition fondamentale à cette mesure ? Et voilà qu’Arturo se convertit et avec l’uniforme adopte la rigidité des attitudes ! Jossi Wieler et Sergio Morabito éveillent évidemment nombre d’échos et la triste actualité semble confirmer le bien-fondé de leur option. Ce qu’ils montrent de cette communauté resterait pertinent pour tout autre au même fonctionnement. Seulement ils tirent l’œuvre vers un réalisme qui n’est pas le sien ! Avec tout leur talent, que nous trouvons immense, ne pourraient-ils choisir, puisque cette version est intégrale, de nous montrer l’opéra comme il fut créé ?
Ayant précisé notre position de principe, avouons qu’il est pourtant bien difficile de résister à cette conception dramatique qui tout en flattant l’œil exalte l’esprit et dont le parcours s’accomplit sans la moindre défaillance. Le rideau se lève à peine quand jaillie de la coulisse en bondissant avec la spontanéité d’une adolescente, dans sa jupe de velours bleu, c’est peut-être Alice, ou quelque adolescente échappée d’un album photographique de Lewis Carroll. Créatrice des costumes pour lesquels elle jonglera avec les styles et les époques en virtuose, Anna Viebrock l’est aussi des décors, et l’admiration qui nous avait saisi à constater la symbiose des éléments scéniques dans Rigoletto – où elle n’intervenait pas – se renouvelle ici, confirmant la très haute qualité de ces spectacles. Elle fait voisiner sans hiatus un grand mur lisse mais lézardé où l’on peut lire 54 (comme le studio) du côté jardin et en fond et côté cour une architecture où le porche d’entrée de la demeure du gouverneur abrite des statues mutilées, traces des affrontements idéologiques qui accompagnent la guerre civile dont une Vierge décapitée, symbole honni du culte marial, représente peut-être aussi celle qui va perdre la tête. Le long du grand mur à jardin des tableaux retournés, de dimensions différentes. La très jeune fille découvre une femme en robe de cour de satin qui retourne ces toiles dont la facture évoque Van Dyck et qui semble elle-même en sortir. C’est bien le cas puisqu’il s’agit d’Henriette de France, veuve de Charles Ier ; ces peintures qui la représentent avec sa famille, elle les manipule, les caresse, s’y frotte et s’en recouvre le corps comme pour une étreinte. Puis l’espace scénique va s’emplir des femmes et des hommes loyaux à Cromwell, dans un voisinage où la séparation des sexes est aussi stricte que l’uniforme d’époque des unes et des autres. Le fait que certaines semblent sortir des carnets de croquis de l’aliéniste Charcot et les infirmités visibles de certains hommes constituent une option qu’on peut ne pas partager mais qui sera reprise vers la fin de l’opéra quand le retour sur scène de l’ensemble de la communauté pourrait passer pour une parodie du Retour des morts-vivants. Qu’on y souscrive ou non, ces images ont une force indéniable. Est-ce parce que ces « croyants » obsédés par leur pureté assistent sans broncher au viol d’Elvira par l’un des leurs que quelques huées se sont élevées à l’entracte ? Dans cette communauté où les rôles sont strictement définis les femmes vont se saisir de la très jeune fille malgré sa résistance acharnée pour l’habiller en vue de son mariage tandis que l’exubérante prisonnière est enfournée dans un réduit qui avait peut-être servi de cachette à un prêtre catholique. Le père d’Elvira est présenté en homme important pour qui l’avenir de sa fille n’est qu’un élément d’une stratégie politique. Livrée à elle-même, elle semble influencée par un oncle ventriloque ayant pour partenaire une marionnette : ce mariage qu’il semble soutenir, jusqu’à quel point est-il son projet ? Ainsi dès l’origine l’immaturité affective d’Elvira commande sa dérive mentale et éclaire sa névrose d’abandon : cette fragilité ancienne fera du départ imprévu d’Arturo avec l’inconnue un traumatisme d’autant plus cruel que l’enragé qui a permis cette fuite pour en tirer profit, tenant Elvira à sa merci après lui avoir montré le couple s’éloignant, la violera sauvagement sous les Bibles brandies par ses coreligionnaires. Dès lors rien d’étonnant si, quand Arturo revient, au dernier acte, mal en point et quasiment aveugle – ? – elle vit en recluse dans une maison de poupée à son échelle et si, au lieu de manifester son bonheur une fois les malentendus dissipés, elle exhale des bouffées de hargne qu’elle ne parvient pas à dominer, jusqu’à l’enfermer lui-même dans ce refuge-prison. Quand elle l’en sortira, encore incertaine de bien faire, il lui tournera le dos pour suivre le troupeau.
On a compris que l’invention théâtrale est si riche qu’elle défie l’exhaustivité. Que dire de la splendeur de l’exécution musicale ? Certes, Edgardo Rocha n’est pas en forme : aucune n’annonce n’est faite mais il ne tente même pas les suraigus qui sont les clous du rôle d’Edgardo et qu’il avait semble-t-il soutenus jusque-là. Mais de la chaleur du timbre et de la souplesse de la voix il reste assez pour déduire. Sa partenaire est Ana Durlovski, pour laquelle les superlatifs vont nous manquer. L’avant-veille jeune fille garçonnière qui découvre sa féminité et s’embrase pour l’allumeur, elle est ce soir-là une adolescente rêveuse et solitaire rebelle à la discipline que des événements imprévus et brutaux privent successivement de sa candeur et son désir d’absolu, jusqu’à se faner en recluse prisonnière d’elle-même autant que des autres. A un timbre qui par instants rappelle la Devia des grands jours en plus corsé et des ressources et une maîtrise vocales dignes de l’illustre aînée elle ajoute un tempérament dramatique digne de la plus grande des actrices, et on ne peut qu’admirer sans se lasser une interprétation aussi accomplie dans un contexte aussi complexe. D’autant que la version donnée est intégrale, avec toutes les reprises, sans aucun accommodement. L’oncle Giorgio et le furieux Riccardo, respectivement Adam Palka et Gezim Myshketa, récupèrent la longue scène du deuxième acte qui vit triompher Lablache et Tamburini à la création. Le premier joue le jeu qui lui est demandé, d’un homme à la voix profonde et assurée mais au comportement ambigu, peut-être parce que son tempérament le pousse à se tenir sur les marges, comme le révèle sa position en scène, et qu’il n’a pas la détermination pour s’engager davantage. Le deuxième exprime avec vraisemblance la brutalité emportée d’une jalousie primaire, grâce à une carrure imposante et à la projection nette d’une voix susceptible de se plier aux rares moments où le personnage se laisse émouvoir. Diana Haller s’acquitte avec maîtrise du rôle d’Henriette de France et de la pantomime qui lui est confiée, rendant sensible le mélange de dignité et d’effusion sentimentale et sensuelle prévu par une dramaturgie exigeante. Impeccables eux aussi Roland Bracht en chef de clan plus qu’en père, et Heinz Göhrig dans le bref rôle de l’homme qui tente en vain de raisonner Riccardo. Anonymes mais ô combien dignes d’éloges les choristes, pour leur participation évidente aux ensembles, et pour la qualité de leurs interventions, à se dire qu’être passé par une chorale où l’on chantait Bach donnera toujours aux chœurs allemands une « marche en plus ». C’est d’une beauté rare et c’est l’ordinaire de ce théâtre !
Enfin l’orchestre et la direction. A la tête d’un ensemble qu’il dirige souvent et qu’il connait bien, Giuliano Carella lance les premières mesures, et la même émotion composite s’éveille entre oreilles et cerveau : ce que Bellini écrit, c’est un paysage mental, et ce qu’il décrit le mieux, ce sont les âmes inquiètes, quel qu’en soit le motif. Le chef semble avoir donné le départ d’un parcours au tracé capricant mais marqué par des méandres, des replis, des ressassements apparents qui sont le propre d’une névrose incontrôlable. Les répétitions imputées à une puissance créatrice limitée du musicien, ce sont les détours des obsessions, reprises jusqu’à être lancinantes , et en réalité jamais les mêmes car variées sans cesse par des jeux de modulations. Et lorsqu’elles elles deviennent collectives, elles sont la voix des malaises et tourments publics. Le chef a déclenché un ébranlement nerveux : chaque scène nous entraîne plus loin dans l’incertitude et la crainte, que même les épanchements les plus mélodieux ne peuvent apaiser durablement puisque s’ils ont provisoirement suspendu le temps à peine finissent-ils que reprend la course à l’abîme. On est d’autant plus emporté que les excellents musiciens de l’Opéra de Stuttgart traitent la musique de Bellini avec le même respect qui environne des noms plus sacrés : il sort de la fosse une beauté sonore dont la diversité dit assez l’inanité des critiques de Bellini et dont l’analyse prouverait combien il préparait les effets à produire. Comme l’écrit Piotr Kaminski, s’il avait vécu, que n’aurait-on pas vu et entendu ! Mais le rapport entre la musique, qui reste ce qu’elle est, et cette version théâtrale qui s’en éloigne ? Paradoxalement, avant-hier Verdi, ce soir Bellini semblent souscrire aux propos de Rossini, pour qui la musique n’avait pas de signification intrinsèque et acquérait la sienne en fonction du contexte et de l’auditeur. Les éclats joyeux qui suivent l’annonce de l’amnistie prennent dans le contexte dramatique proposé par Jossi Wieler et Sergio Morabito une teinte sardonique et pertinente !
Si d’aventure, lecteur, vous êtes encore là, pardon pour la prolixité : ce spectacle, malgré mes réserves, vaut le détour ! Et si nous nous sommes abstenu, volontairement, de mentionner les airs fameux, c’est parce que dans la continuité du spectacle ils ne sont jamais interprétés comme des airs de bravoure mais comme des moments musicaux, et c’est infiniment mieux ! Et enfin un dernier mot pour célébrer la subtilité des éclairages de Reinhard Traub.