« Expliquez-moi comment Salomé s’est changée en Marie-Madeleine ! », s’indignait Saint-Saëns à propos d’Hérodiade, opéra inspiré d’un des Trois Contes de Flaubert, créé en 1881 à Bruxelles car refusé par Paris. Ce cri du cœur est celui de bon nombre d’entre nous, surpris de découvrir aspergée d’eau bénite par Massenet et ses librettistes la femme fatale qu’Oscar Wilde puis Richard Strauss rendront encore plus sulfureuse.
C’est qu’Hérodiade propose de Salomé une vision fugitive, ainsi que le chante Hérode, une version affranchie du mythe de la Lolita perverse désormais figé dans notre imaginaire. Massenet, fidèle à une certaine idée de la femme, ne cherche qu’à réconcilier amour mystique et charnel, comme dans Thaïs. Sauf que la courtisane égyptienne, au contraire de la vierge judéenne, n’a pas inspiré d’autres œuvres d’art – picturale, littéraire ou musicale – qui inscrivent en faux la proposition.
Ce hiatus est une des raisons de la discrétion d’Hérodiade aujourd’hui sur les scènes lyriques, à l’égal de son absence de « carcasse » – la faiblesse de sa structure dramatique reprochée à l’époque par Vaucorbeil, le directeur de l’Opéra de Paris.
A défaut, une version de concert, à Lyon puis au Théâtre des Champs-Elysees offre cette saison l’occasion rare d’apprécier sur le vif un opéra ruisselant de mélodies et débordant d’effets sonores au point qu’un de nos confrères, excédé par la surenchère de décibels, a préféré quitter la salle à l’entracte. Que celui qui n’a jamais capitulé en cours de spectacle lui jette la première pierre.
Il est vrai que Daniele Rustioni ne cherche pas à calmer le jeu. Pourquoi d’ailleurs briderait-il son énergie alors qu’il dispose d’une cylindrée capable de répondre aux innombrables exigences de l’ouvrage. Sollicités tout au long de l’opéra, les chœurs et l’orchestre éclaboussent de couleurs vives une toile conçue par Massenet comme une fresque orientaliste, bigarrée, surchargée de motifs, parsemées d’audaces instrumentales, l’usage de deux saxophones (alto et ténor) n’étant qu’un exemple parmi d’autres.
Les voix ne sont pas plus épargnées sur toute la tessiture et même au-delà dans une approche qui, par sa démesure, obéit encore à certaines règles du grand opéra français. Quel monstre vocal faut-il pour chanter Hérodiade – bien que le rôle ait été écourté au fur et à mesure des multiples révisions apportées à la partition ? La réponse n’appartient pas dans sa totalité à Ekaterina Semenchuk, virago inconfortablement installée entre deux registres, l’émission en arrière, la prononciation parfois approximative même si capable d’aigus stupéfiants lorsque Massenet accepte que la reine s’efface derrière la mère, fût-elle indigne. Également embarrassé, Nicolas Courjal charbonne Phanuel, trop habitué sans doute aux personnages méphistophéliques pour traduire idéalement la sagesse souveraine du devin chaldéen.
Restent Salomé, Jean et Hérode, impossibles à départager tant les trois interprètes se situent à un niveau d’excellence qui suffit à absoudre l’ouvrage de ses quelques longueurs et insuffisances dramatiques. Il faut pourtant à Nicole Car un certain temps avant de revêtir les sept voiles de Salomé. Son air d’entrée – le fameux « il est doux, il est bon » –, irréprochable sur le strict plan vocal, cherche un souffle, une inspiration, que la soprano trouvera en seconde partie, sensuelle, ardente, traçant d’un trait long et égal des phrases dont on comprend chaque mot, pour s’accomplir dans un dernier acte extatique.
A l’inverse, Jean-Francois Borras accuse un moment de faiblesse après l’entracte. Légitime appréhension avant ce morceau de bravoure qu’est sa scène du 4e acte ? Peut-être. Mais, avant, après, que de beautés dans cette voix lumineuse de ténor à laquelle Massenet va si bien – souvenez-vous de ses Werther unanimement salués à Monte-Carlo, à Vichy ou encore de Nicias dans Thais l’an passé. Quelle évidence dans la diction, quelle douceur dans le timbre et quelle puissance lorsque le prophète se fait fou de Dieu. A se demander pourquoi son nom n’apparaît pas plus souvent à l’affiche (son agenda scénique se limite cette saison à Mefistofele de Boito, à Toulouse au mois de juin).
Ne faudrait-il pas enfin renommer Hérodiade en Hérode tant le baryton clair et claironnant d’Etienne Dupuis propulse au premier plan le roi concupiscent. L’héroïsme – la solidité et la vaillance avec laquelle son baryton clair et claironnant s’impose face à la masse chorale et orchestrale –, certes. Mais plus encore, la somme d’intentions dont le chant habite le texte, l’intensité expressive, l’art des nuances avec des « Salomé » si suggestifs que l’on comprend pourquoi la musique de Massenet est souvent qualifiée d’érotique.
A côté de ce tiercé gagnant, la qualité des solistes du Lyon Opéra Studio, notamment Pawel Trojak dans le rôle moins secondaire de Vittelius, est un autre argument à porter au crédit de Daniele Rustioni et de son équipe.
Puissent à présent les applaudissements enthousiastes de la salle, pendant et à l’issue du spectacle, convaincre nos institutions lyriques de programmer Hérodiade – comme bon nombre d’autres opéras de Massenet –, plus souvent et autrement qu’en version de concert, quand bien même cette Salomé-là déroge à sa tradition vénéneuse.