Hémon aura donc la vie sauve ! La création mondiale de l’opéra de Zad Moultaka dans le cadre du festival Arsmondo de l’Opéra national du Rhin a pu se maintenir, grâce une fois encore à la résilience et l’abnégation de tous les artistes impliqués. France Musique a aussi répondu présente et retransmettait en direct cette création mondiale (disponible à la réécoute ici). Dans la salle, la mise en scène a disparu, phagocytée par le besoin en espace pour respecter la distanciation physique nécessaire à la sécurité de chacun des protagonistes : l’orchestre s’étale sur toute la scène, le proscenium accueille le chef et les chanteurs et la salle voit les membres du chœur disséminés dans les rangées de fauteuils – le livret les prévoyait groupés dans les coursives.
© Klara Beck / Opéra national du Rhin
Hémon est donc sauf et c’est là tout l’enjeu esthétique du livret. Reprenant le mythe ô combien tragique d’Antigone, Paul Audi, décale le regard sur son promis, Hémon, sacrifié entre l’intransigeance du père (Créon) et l’acharnement de la fille d’Œdipe. Sophocle ne concède au jeune premier qu’une scène où il apparait comme impuissant, mettant ainsi en valeur la volonté du père, attisée par ce Destin qui broiera tous les personnages. Sous la plume du librettiste, le Destin disparait et ce sont bien les humains et leurs rapports de force qui sont le moteur des actions et des sentiments des personnages. Le dénouement ne sera donc pas tragique mais bien plutôt épiphanique. Dans sa dernière tirade, Hémon comprend que c’est la fragilité qui a poussé toute sa famille dans ses retranchements : « Œdipe, dans ton aveuglement, tu auras été plus fragile que trompé […] et moi, dernier de cette lignée, j’éprouve toute la fragilité de mon désistement. » Hémon renonce au trône laissé vacant par l’abdication de son père, débarrassant ainsi Thèbes de cette maudite famille.
Formellement, la composition de Zad Moultaka se situe dans un entre-deux. Bassem Akiki veille scrupuleusement à faire respecter ces esthétiques. Le chœur est majoritairement traité comme celui d’une tragédie grecque. Hors-scène, il scande, rythme l’avancée des conflits jusqu’à en trancher le nœud gordien lors de son irruption sur scène après la découverte du corps sans vie d’Antigone. Chaque personnage se voit attribuer un style spécifique au sein de sa tessiture. Ce style dessine une psychologie sans pour autant l’y enfermer : Antigone, dans une ligne très tendue, penche vers l’hystérie ; Euridyce, qui alterne entre déclamations, notes timbrées/détimbrées et chant, erre dans le tissu musical comme une mère perdue ; Créon pourrait être un grand-prêtre de Saint-Saëns ! Les récitantes qui narrent l’exil d’Hémon et la folie d’Eurydice évoquent immédiatement les servantes d’Elektra de Strauss, entre persiflages et récit. Hémon, distribué à Raffaele Pe, chante toutes ses scènes à l’exception de la dernière dans une tessiture de baryton où seules quelques ponctuations font appel à son registre de contre-ténor. Son dernier monologue, en contre-ténor, matérialise la prise de conscience et le dénouement dramaturgique.
Le matériau orchestral repose lui sur les pupitres de cordes. Ils enflent et se désagrègent au gré des tensions du livret pendant que cuivres, harpes et percussions ponctuent, commentent ou redoublent la ligne vocale (on pense aussi à Stravinsky lors de certaines transitions). A partir du milieu de l’œuvre, cette matière, classique dans la musique contemporaine aussi bien que dans le traitement du théâtre, s’étoffe au gré des confrontations pour trouver une nouvelle vérité prosodique.
Le chœur de l’Opéra du Rhin est d’une précision rythmique irréprochable malgré sa disposition en salle. Geoffroy Buffière confère au Doyen Hyllos toute la sagesse nécessaire grâce à une voix sombre et ronde, particulièrement bien projetée. Béatrice Uria-Monzon trouve en Eurydice un bel emploi de mezzo qu’elle sert avec probité et virtuosité dans toute cette première partie où elle doit parler autant que chanter. Judith Fa a fort à faire avec les embardées à l’aigu que lui réserve Antigone. Elle les accomplit avec une grâce aussi chirurgicale que son timbre est fruité. Tassis Christoyannis assoit la morgue autoritaire de Créon en quelques répliques avant de fendre l’armure et le marbre de son timbre devant la folie d’Eurydice. A contre-emploi Raffaele Pe réussit lui un tour de force, celui de faire exister son personnage, héros faible et fragile, à l’image de la couleur froide de sa voix de baryton dont la projection est somme toute limitée, face aux autres chanteurs et aux boursouflures de l’orchestre. C’est dans cette ambivalence entre deux tessitures qu’il incarne un trouble riche de sens.