Représenté à Monte-Carlo les 22, 25 et 28 janvier derniers, Guillaume Tell abandonne à Paris décors, costumes et mise en scène, mais conserve son entière efficacité musicale, et ce dès ses premières mesures où Thierry Amadi, le premier violoncelle, semble avoir doté son instrument de la parole. Directeur de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo depuis 2013, Gianluigi Gelmetti est un chef amoureux. Amoureux des chanteurs qu’il serre affectueusement dans ses bras entre deux prouesses vocales et auxquels il envoie de temps à autre de tendres baisers. Amoureux de Rossini dont il dirige l’ultime opéra avec une ferveur respectueuse et dont on suppose qu’il a accepté à contrecœur de réduire d’une bonne heure une partition qui dans son intégralité en dépasse quatre.
Au moins a-t-il laissé à peu près intact le rôle de Mathilde qu’Annick Massis, justement acclamée par le public parisien, peut ainsi ajouter à son répertoire dans les meilleures conditions possibles. La soprano y déploie l’ensemble des qualités qui rendent, aujourd’hui comme hier, son chant admirable, de la limpidité de la diction française à la pureté d’une voix haut-perchée désormais plus affirmée dans le medium. Intelligemment animé, fébrile mais d’une fébrilité vif-argent, le récitatif avant la romance du deuxième acte est un modèle d’expression. La romance elle-même ajoute à ce souci du mot plusieurs effets de style avec, en conclusion, une messa di voce mémorable. L’air du troisième acte, pourtant privé des interventions d’Arnold, devient par sa fluidité une enthousiasmante démonstration de virtuosité, et ainsi de suite jusqu’au mot « liberté » final, au sommet duquel l’aigu plante un fanion vainqueur. Que Mathilde soit plus éthérée que ne le veut la coutume confère à la princesse rossinienne une jeunesse naturelle. Cette fraîcheur n’obère en rien l’élégance et l’autorité qui, ensemble réunies, sont aristocratie. Seul inconvénient, le manque de contraste dans les ensembles avec Jemmy. Si affûtée soit Julia Novikova, pourquoi s’obstiner à confier le jeune Tell à une voix légère, quand Louise Dabadie, la créatrice du rôle, était mezzo-soprano ?
Déjà Guillaume en 2013 à Pesaro, Nicola Alaimo maîtrise à présent totalement l’art de la déclamation qui lui faisait alors défaut. N’était la puissance, en deçà de celle de ses partenaires, le baryton combine désormais d’une voix égale et sans accroc la ferveur paternelle du « Reste immobile » à la bravoure de l’insurgé.
On sait les discussions autour d’Arnold depuis que Gilbert Duprez s’en empara en 1837 pour façonner vaillamment à coups d’ut de poitrine le ténor romantique, quand le créateur du rôle, Adolphe Nourrit, utilisait la voix de tête. Celso Albelo s’inscrit dans cette tradition héroïque mais non dépourvue de risques. Le choix laisse d’abord circonspect lors du premier duo, avec des « O Mathilde, idole de mon âme » en bisbille avec la justesse. Mais le chanteur espagnol trouve ensuite ses marques, dès le 2e acte où le chant subtilement allégé se plie au babillage amoureux, avant d’afficher une mâle assurance dans le trio suivant. Un « asile héréditaire » souverain et ovationné, suivi d’une cabalette musclée dont la note finale, longuement tenue, arrache au ténor un sourire de victoire, rendrait presque acceptable une prononciation du français rédhibitoire.
A l’inverse, Elodie Méchain en Hedwige, Patrick Bolleire en Mecthal, Nicolas Cavallier, bien plus à sa place en Walter qu’en Mustafa, Nicolas Courjal, méphistophélique dans le rôle de Gessler, trop bref pour l’étendue de son talent, ainsi que l’éphémère Leuthold du très sonore Philippe Ermelier, rendent inutiles la lecture des surtitres. Alain Gabriel se montre davantage à la peine en Rodolphe. Rossini est décidément intraitable avec les ténors. Il faut d’ailleurs pour venir à bout de l’écriture tendue de Ruodi, tout le métier de Mikeldi Atxalandabaso, chanteur basque dont la projection insolente et la couleur franche sont de celles que l’on entend le dimanche à l’église d’Arcangues, à quelques pas de la tombe toujours fleurie de Luis Mariano.