La mise en scène par Graham Vick de la nouvelle production de Boris Godounov pour le Mariinsky, en mai dernier, a fait couler beaucoup d’encre : l’action est en effet transposée de nos jours, avec force références à la prise de pouvoir de Boris Eltsine ou à l’action musclée de Vladimir Poutine contre ses opposants. Mais Vick, en véritable connaisseur de l’histoire et de la situation du pays, dépasse l’anecdote en brossant une Russie post-soviétique très réaliste qui évite le cliché, la caricature ou l’outrance. On est au contraire saisi par la pertinence du propos et la force des images à commencer par les deux tableaux du Prologue, absolument saisissants. La première scène se déroule ainsi dans un Palais des Congrès à l’architecture et au décor typiquement soviétiques (raide, gris et terne) dans un état de délabrement avancé, puis, durant les premiers accords de la scène du Couronnement, ce Palais se transforme en intérieur de cathédrale orthodoxe, avec son iconostase luxueusement dorée : la Russie renoue avec les fastes de son passé et sa religion. Pendant cette transformation, un anonyme découvre sous un énorme emblème de l’URSS, les symboles du pouvoir tsariste : le manteau, le sceptre et le globe. Il se les approprie, repousse ceux qui veulent s’en emparer et devient aussitôt, aux yeux du peuple miséreux, l’homme providentiel : le Boris Godounov moderne. Les allusions à la montée en puissance de Boris Eltsine durant l’effondrement de l’URSS ou à la prise de pouvoir de Vladimir Poutine et au retour d’un exercice du pouvoir autoritaire et luxueux (le fameux « néo tsarisme ») sont flagrantes et suffocantes.
La mise en scène poursuivra sur cette lancée, avec des références aux « nouveaux russes », leur fortune affichée ainsi que leur mauvais goût (les tenues vulgaires, l’auberge du premier acte transformée en boîte à striptease…) et leur déconnexion avec la misère du peuple (sensationnel tableau de la cathédrale Saint-Basile) ou encore aux manifestations anti-Poutine. Clou du spectacle, le dernier tableau qui se déroule dans une assemblée des boyards aux couleurs du drapeau russe, devenue tout aussi vilaine que le Palais des Congrès soviétique du premier tableau (on y retrouve d’ailleurs le même lustre). Boris meurt en poussant son fils, de toutes les forces qui lui restent, sur le pupitre d’honneur, geste dérisoire que les boyards regardent sans broncher mais, à l’évidence, n’en pensant pas moins.
Époustouflant travail scénique donc, osé et fascinant, mais surtout, qui fonctionne admirablement de bout en bout, porté en outre par une excellente direction d’acteurs.
Le choix de la première version de l’opéra, celle de 1869, est tout à fait judicieux car l’action y est centrée sur Boris. Malheureusement, il faut déplorer de la part de Valery Gergiev l’intrusion d’éléments de la deuxième version (de 1872) : : le chœur des moines en coulisse dans le tableau de la cellule de Pimène ou la chanson du Canard dans le tableau de l’Auberge par exemple. On a du mal à saisir de tels choix : quitte à jouer cette – rare – première version, pourquoi ne pas le faire intégralement et scrupuleusement ? Cela n’enlève cependant rien à l’art du chef russe qui fascine dans une musique qu’il connaît parfaitement et dans laquelle il nage en eaux connues tout comme ses troupes, parfaitement efficaces que ce soit dans la fosse ou sur scène avec notamment un chœur splendide (bien loin de sa prestation juste honorable de la veille dans la 2e Symphonie de Mahler). Gergiev magnétise (introduction du premier tableau), galvanise (couronnement), tétanise (fin du tableau de Pimène) : on est vraiment saisi par cette direction, à laquelle on peut cependant juste regretter un défaut de nervosité, dans le tableau de l’auberge par exemple. Surtout, on apprécie que le chef ait abandonné l’un de ses péchés mignons : les ralentissements et les surlignements outranciers, notamment dans les fins de tableaux (c’était encore le cas lorsqu’il dirigeait Boris ici même il y a tout juste 10 ans).
Sur scène, la distribution est inégale et les « grandes voix » sont rares mais les chanteurs font preuve de style. Le Boris de Vladimir Vaneyev séduit ainsi par une voix certes peu puissante mais saine, un chant sobre et une justesse d’incarnation qui vont droit au but, sans effets. On est loin des plus grands titulaires du rôle, mais dans la perspective de la mise en scène, le choix est parfait. Alexander Morozov en Pimène n’est pas non plus une grande voix, mais, plus génant, il n’a pas du tout les graves que réclame le rôle. Il s’agite également beaucoup ce qui rend son personnage loin du moine sage et désintéressé voulu par Moussorgsky. Assez transparents sont le Chelkalov d’Alexander Gergalov ou le Chouisky de Evgueni Akimov tandis que l’Innocent d’Andrei Popov frôle l’erreur de casting : voix pointue, ligne de chant erratique avec force sons désagréables, aigu criards…
On trouvera des chanteurs plus marquants du côté de la magistrale Xenia d’Eleonora Vindau (la splendeur de la voix s’ajoute à un chant poignant), la formidable aubergiste d’Olga Savova, le truculent Varlam d’Alexei Tanovitsky et surtout l’extraordinaire Grigori de Sergei Semichkur : la beauté du timbre et de la ligne, l’insolence des aigus et la force de la caractérisation sont formidables. À noter encore un remarquable adolescent, Ivan Khudyakov, qui incarne avec grande efficacité et conviction le rôle de Fiodor, le fils de Boris.
Version recommandée :
Moussorgski : Boris Godounov | Modest Mussorgsky par Claudio Abbado