Inauguré en 2011 avec le Marco Attilio Regolo d’Alessandro Scarlatti, le cycle « Opera Napoletana » du festival Winter in Schwetzingen n’a eu de cesse depuis lors de privilégier la rareté (Porpora, Traetta, Jommelli, Vinci). L’édition 2016 n’y déroge pas en programmant Giulietta e Romeo de Zingarelli, cependant, coïncidence ou regain d’intérêt, le plus célèbre des opéras du Napolitain était aussi à l’affiche du dernier festival de Pentecôte à Salzbourg avec, en vedettes, Ann Hallenberg et Franco Fagioli, et une nouvelle production verra également le jour à la Fenice, l’été prochain. Créée à la Scala le 30 janvier 1796, cette adaptation très libre de Shakespeare sur un livret de Giuseppe Maria Foppa connut immédiatement un triomphe et une diffusion européenne au gré d’innombrables reprises et moult remaniements jusqu’en 1829, Giuditta Pasta ou Maria Malibran, entre autres divas, succédant au flamboyant Crescentini dans le rôle de Romeo.
Parfois présenté comme le chaînon manquant entre Mozart et Bellini, Niccolò Antonio Zingarelli (1752-1837) est d’abord assimilé par les historiens à un ardent défenseur de la tradition napolitaine, doublé d’un farouche adversaire du romantisme et de Rossini. Toutefois, la construction musico dramatique de Giulietta e Romeo et sa diversité stylistique invitent à nuancer le propos. Sa typologie vocale relève toujours du seria (les héros sont des soprano, Everardo, le père de Juliette, un ténor), la facture de certains numéros solistes et de plusieurs chœurs (au 3e acte) rappelle Gluck, mais en même temps la structure de l’ouvrage, sa dynamique, la fluidité de ses enchaînements et la richesse, la fébrilité des finales annoncent Rossini. Le règne sans partage de l’aria Da Capo fait également place à une tout autre liberté formelle, dont témoigne la variété des nombreux ensembles (duos plus ou moins brefs, tournant parfois au trio, avec ou sans interventions chorales, etc.) et qui culmine dans le vaste monologue de Romeo au III. Crescentini y inséra une page de sa composition, « Ombra adora aspetta », retenue par l’équipe de Schwetzingen, et remporta avec Romeo le plus grand succès de sa carrière.
Giulietta e Romeo mérite beaucoup mieux qu’une version de concert, or, et c’est bien là notre principal regret, Nadja Loschky et Thomas Wilhelm ne font qu’effleurer timidement son potentiel théâtral. Le tandem mêle allusions historiques (costumes garnis de fraises et combats à fleurets mortels) et poncifs de la régie contemporaine (les lettres en néon, la guerre des gangs, qui meuble la scène dès l’ouverture) dans une illustration assez littérale, n’était l’une ou l’autre idée a priori originale, mais qui manque de lisibilité et peine à faire sens. Nous ne comprenons que tardivement – lorsque Everardo la prend dans ses bras – que cette gamine muette portant un ballon blanc ne campe pas Amour, mais Juliette et que les masques d’animaux grossièrement façonnés dont sont affublés les figurants appartiennent probablement aussi à l’univers de l’enfance, mais en quoi éclairent-ils le drame, en quoi l’enrichissent-ils ? Quant à Gilberto, ami de Romeo et médiateur entre les familles ennemies, son look grotesque – cheveux blond peroxydé, coupe au bol et affreux ciré noir – semble trahir un parti pris gratuit, car rien chez lui ne prête à rire et ne pourrait justifier qu’il soit ainsi tourné en ridicule. En revanche, Loschky et Wilhelm savent exploiter la jeunesse et l’énergie des artistes comme mettre en lumière la figure déterminante du brutal Everardo.
Kangmin Justin Kim (Romeo) & Emilie Renard (Giulietta) @ Annemone Taake
« Sa belle voix surnaturelle, écrivait Schopenhauer, ne peut être comparée avec aucune voix de femme : il ne peut y avoir de timbre plus beau et plus plein et avec cette pureté argentine il acquiert un pouvoir indescriptible », celui de faire tourner la tête des Romaines – et sans doute de quelques Milanaises lors de la création de Giulietta e Romeo – comme d’émouvoir jusqu’aux larmes Napoléon. Zingarelli sollicite moins l’agilité de Crescentini que, précisément, la mobilité expressive du sopraniste au fil d’un impressionnant voyage sentimental. De Kangmin Justin Kim, Vivaldi nous avait récemment permis d’apprécier la flexibilité de l’organe sur un large ambitus et nous sommes à nouveau séduit par son mordant comme par les raffinements belcantistes dont s’orne sa ligne de chant, en particulier de magnifiques messa di voce. En revanche, nous ne attendions pas à découvrir une émission aussi incisive ni surtout pareille puissance, inouïe dans cette catégorie vocale il y a encore une quinzaine d’années. L’attendrissement, la fureur, la souffrance amoureuse, le désespoir : Kangmin Justin Kim embrasse l’intégralité des affects de Romeo et les habite de manière viscérale, une épithète que nous n’aurions jamais pensé utiliser un jour pour décrire l’interprétation d’un falsettiste. De toute évidence, le chanteur appartient à cette génération de « contre-ténors pour ainsi dire mutants », pour reprendre la formule d’Ivan A. Alexandre, qui reculent les limites longtemps inhérentes à cette vocalité. Ses ressources ne peuvent que balayer les dernières préventions à l’endroit des mezzos et sopranos du sexe fort et face à un tel investissement dramatique, s’arrêter sur quelques imprécisions relèverait d’une indécente mesquinerie.
Et le beau sexe, me direz-vous ? Il arbore une coupe à la garçonne, mais si Juliette a l’allure négligée d’une adolescente, le mezzo lumineux et ferme d’Emilie Renard, lui, n’affiche aucune verdeur, au contraire, il a mûri et s’est élargi depuis son éclosion dans la pépinière de Bill Christie. S’éloigner des mignardises de Campra et plus globalement d’un baroque français qui tend à corseter la voix, à freiner son développement, lui a été profitable et l’actrice, prodigue de ses dons, déploie ses ailes. En outre, l’alchimie avec son partenaire est aussi belle à voir qu’à entendre : ces deux-là sont vraiment touchés par la grâce. Jouer les salauds peut se révéler une aubaine quand, à l’image de Zachary Wilder, l’interprète sait en assumer cette violence qui exerce souvent une tout autre fascination sur le public que la vertu des héros, a fortiori quand ils s’humanisent sous le poids du remords. Doté d’un grain original et très personnel, l’instrument s’est étoffé, il a gagné en robustesse et le ténor américain confère une plénitude appréciable aux deux airs, splendides mais techniquement fort exigeants, que Zingarelli destine à Everardo.
Teobaldo, rival malheureux du jeune Montaigu, ne vit pas assez longtemps pour retenir l’attention, mais il a pour lui la prestance de Namwon Huh, charmant Tamino qui nous comblerait s’il ne prenait des risques inutiles dans une cadence qui excède ses moyens. Dommage que le suraigu de Rinnat Moriah (Matilda, nourrice de Juliette, mais qui pourrait être sa sœur) se rétrécisse autant et sonne si pointu, car ce soprano ultraléger et délié ne dispose, lui aussi, que d’un numéro pour convaincre. Terry Wey joue, hélas, les utilités en Gilberto, un emploi par trop inconsistant et terne pour mettre en valeur le divin ramage de cet alto melliflue et ductile à souhait. Deux ans après avoir assuré in loco la direction musicale du Fetonte de Jommelli, Felice Venanzoni retrouve les forces vives, mais en l’occurrence pas toujours disciplinées, du Philharmonisches Orchester Heidelberg, rejointes par celles du Chor des Theaters und Orchesters Heidelberg, solidement préparé par Ines Kaun et plus constant. Le chef, qui tient aussi la partie de pianoforte, tend habilement l’arc tragique, allège les textures et soigne les atmosphères (superbe sinfonia lugubre au III qui s’étend comme un linceul) en demeurant à l’écoute de solistes que l’acoustique du joli Rokokotheater ne favorise pas autant qu’on pourrait le croire.