Cent cinquante ans après sa dernière apparition in loco, l’opéra à l’origine de la brouille entre Verdi et la Scala de Milan revient par la grande porte, l’institution milanaise lui faisant les honneurs de la Prima au soir de la Saint-Ambroise. Dit « de jeunesse » ou composé pendant « les années de galère », il est un défi pour l’équipe artistique qui s’y attelle. Comment donner vie à cette vierge hardie mais désirante, égérie que Schiller a éloignée du personnage historique ? Comment rendre crédible Giacomo, ce père anti-verdien, qui déclenche et répare le cataclysme ? Comment enfin donner à voir la chevalerie sans tomber dans le carton-pâte ?
On pourrait croire que Patrice Caurier et Moshe Leiser se sont fait une spécialité de mettre en scène des opéras fortement liés à un contexte historique (les druides de Norma, l’Angleterre de Marie Stuart, la Venise triomphante d’Otello etc.). Ici ils recourent à un subterfuge fort peu original. Dans une chambre datée du XIXe siècle, une jeune femme, folle ou dans des délires grabataires, s’imagine héroïne, rêve d’un prince doré et se réconcilie avec son père castrateur. Mais n’a pas la finesse d’analyse d’un Claus Guth qui veut. Et là, sur cette scène scaligère, où l’allemand usait du même expédient pour faire de Die Frau Ohne Schatten une plongée abyssale dans la psyché du personnage en s’appuyant sur l’écriture « freudienne » d’Hofmannsthal, le duo de metteurs en scène s’échine en cherchant des ressorts psychanalytiques que l’œuvre ne comporte en rien. Pour autant, cette fièvre et cette rêverie permettent de surmonter les principales difficultés – d’aucuns diraient les faiblesses – du livret : les scènes de triomphe ou les batailles qui envahissent l’espace sont du plus bel effet, bien servies par des projections vidéos de qualité (Etienne Guiol). Espace intime, la chambre resserre les rapports des trois personnages qui y gagnent en crédibilité.
Au pupitre Riccardo Chailly règne en maitre. Le Milanais, qui déjà en 1989 défendait l’œuvre à Bologne (Susan Dunn et Renato Bruson), emporte la soirée : tempi vifs appuyés sur des attaques cinglantes aux cordes, des premiers temps marqués fortissimo aux pizzicati que contrebalance le moelleux de la petite harmonie. Tout en contraste, ornée de piani soudain et de brusques crescendos, sa direction est comme la respiration et la palpitation qui nourrit la scène. Pour les chanteurs, en permanence soutenus ou mis en valeur, c’est un luxe dont le confort n’a d’égal que la beauté.
Si le chœur de la Scala n’est pas dans son meilleur jour tout au long de la soirée, la prestation des trois solistes ne cessera de gagner en qualité. Timbre clair et léger défaut de projection handicapent tout d’abord le Giacomo de Devid Cecconi que l’on voudrait plus noir. Lorsque le personnage rejoint la lignée des pères verdiens bienveillants, le baryton séduit enfin pleinement. Francesco Meli d’emblée fait montre des qualités de son chant : brillance, phrasé, nuances. D’autant que la voix a gagné en volume. Toutefois le premier acte le met en défaut sur le souffle et les fins de phrases sont peu soutenues… défaut rapidement balayé dès le duo du deuxième acte. Anna Netrebko vient à bout des écarts meurtriers de l’écriture vocale de son personnage. Ce n’est pas sans raideur dans les notes de passages en début de représentation, mais rapidement l’agilité, la facilité se déploient telles qu’à l’accoutumée. Au-delà de ces qualités techniques, l’incarnation est pleine et entière : de la guerrière à la femme de chair, de l’amazone à la fille fragile. Elle vient saluer avec son naturel habituel puis narquoise, elle lève le poing vers les galeries où quelqu’un s’époumone à huer. En réponse, elle raccompagnera l’ensemble des interprètes pour plusieurs rappels devant un parterre debout.