Carmen : un défi que relève Bordeaux après Lille1, dans une démarche similaire. Aujourd’hui, chacun d’entre nous a, dessiné en lui à partir de références multiples, un visage de la bohémienne, qui ne correspondra jamais exactement à celui présenté sur scène. Pour contourner la difficulté, les plus grandes maisons d’opéras jouent la carte de la vedette (Elina Garanca à Londres et New York2 par exemple) tandis que les autres préfèrent des solutions moins conventionnelles. Bingo pour Lille qui avec Stéphanie d’Oustrac en Carmen privilégiait une approche inhabituelle, naturelle et décomplexée, à laquelle la mise en scène de Jean-François Sivadier, conçue en fonction de son interprète, apportait le meilleur des écrins. Pari gagné aussi pour l’Opéra de Bordeaux, mais moins incontestablement.
En raison de sa Carmen d’abord. Bien que dotée d’un physique avantageux, Janja Vuletic s’essouffle rapidement. Après une habanera prometteuse, qui met en valeur le fruit de la voix, rond et pulpeux, en même temps que la souplesse, la jeune mezzo-soprano peine à entrer dans la partie. Scéniquement d’une part, comme contrainte par la mise en scène et des costumes réduits à la portion congrue (un simple tee-shirt en guise de robe au II et au IV), vocalement d’autre part avec un volume moindre que ses partenaires qui lui dament malgré eux le pion dans les ensembles. Plus lascive que sensuelle, ballotée comme un fagot par son destin, jamais Carmen n’a paru moins libre et libérée. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le fatalisme qui inonde le trio des cartes la présente sous son meilleur jour, victime davantage que bourreau. Ce parti-pris, on le doit aussi à Laurent Lafargue. Carmen est selon lui « profondément enfermée dans un contexte social et tenue serrée dans la main du destin ». En transposant l’action au Mexique, le metteur en scène parvient à actualiser l’intrigue sans en dissiper les moiteurs latines. Le résultat, tout en étant original, reste d’une fidélité absolue au livret. On sent l’homme de théâtre dans le choix de la version avec récitatifs parlés et dans le jeu des acteurs. Les mouvements de foule, notamment, sont menés avec brio durant les trois premiers actes. Pourquoi alors changer son fusil d’épaule au dernier acte, lors de la fête sévillane, en figeant les chœurs comme si la scène devenait tableau (quand jusqu’alors la liberté de mouvement prévalait) et en renouant avec l’imagerie traditionnelle : défilé de la quadrille en tenue traditionnelle, brocarts d’or, mantilles et tout le tintouin ?
« La réussite du spectacle reposera quasiment entièrement dans le jeu des acteurs » déclare, toujours dans le programme, Laurent Lafargue. Si l’Escamillo fatigué de Michael Chioldi traîne dans sa muleta tous les clichés du toréador d’opéra, si Alketa Cela ne réussit pas vraiment à dépoussiérer le personnage de Micaëla (La voix, d’une belle consistance, semble surdimensionnée pour le rôle, surtout dans une salle de taille normale, comme le Grand Théâtre, où la nuance doit être préférée au volume), Gilles Ragon, lui, répond entièrement aux attentes du metteur en scène. Le timbre, métallique, n’en fait pas le plus séduisant des Don José mais la diction est d’une clarté exemplaire. La voix solide satisfait toutes les contraintes de la partition : sonore et homogène sur toute la ligne, subtilement allégée dans l’air de la fleur, vaillante dans l’aigu jusque dans les éclats du troisième acte et du duo final. Le ténor français ajoute à ces qualités l’art de la composition, tel que voulu par Laurent Laffargue. Primaire, autiste à sa manière, son Don José réussit dans ce contexte à déporter l’opéra de la gitane vers le brigadier. Un exploit qui, succédant à celui de Tannhaüser3 sur cette même scène l’an passé, rend encore plus intéressants les projets à venir (Max dans Der Freischütz à Saint-Etienne, Eleazar dans La Juive à Stuttgart, …).
Sans atteindre la même intensité (mais l’œuvre ne le réclame pas), Valérie Condoluci (Frasquita), Diana Axentii (Mercédès), Jacques Calatayud (Le Dancaïre), Christophe Berry (Remendado), Eric Martin-Bonnet (Zuniga) et Florian Sempeya (Moralès) sont des partenaires de grande classe, unis dans une même justesse, de jeu comme de chant.
Côté orchestre, l’ouverture fracassante fait craindre de Cristian Orosanu une direction sans grande subtilité. Erreur, si la poésie n’est pas la première de ses qualités, le chef roumain fait preuve d’un sens du rythme en parfaite adéquation avec l’esprit, implacable, de la mise en scène. Pas de dépaysement, sous sa baguette, le drame se paie comme une fille de Bohème : à coups de navaja.
1 Lire notre compte-rendu
2 Un récent DVD chez DG en témoigne.
3 Lire notre compte-rendu