De prime abord, il semble prendre la pose, l’air inspiré, les paupières closes, mais dès qu’il les rouvre et que sa voix s’élève telle une onde pure et bienfaisante, sa sincérité nous désarme, et sa générosité nous comble avant que de nous alarmer. Si jeune et déjà si prodigue de ses dons, alors que l’instrument est à peine formé et encore fragile, est-ce bien raisonnable ? Après s’être taillé un beau succès personnel la saison dernière dans l’Artaserse de Vinci puis cet été à Aix dans l’Elena de Cavalli, Valer Barna Sabadus devait remporter un nouveau triomphe, le 15 octobre, Salle Gaveau, en se prêtant à l’exercice autrement périlleux du récital.
« Ombra mai fu » en ouverture et en point d’orgue : le choix est emblématique d’un programme qui n’entend pas sacrifier à la mode des inédits et ne foule que les sentiers les plus courus de l’opéra haendélien (Rinaldo, Giulio Cesare, Serse), n’était l’« Alto Giove » de Porpora, nouveau titre fétiche des baroqueux. A défaut d’originalité, c’est là un gage de qualité, la musique recouvrant ses droits et la virtuosité, une fonction expressive qui nous change agréablement de la surenchère pyrotechnique privilégiée par d’autres contre-ténors en cette rentrée. Du reste, le jeune Roumain aurait bien tort de s’interdire un morceau sous prétexte qu’il s’agit d’un tube quand les plus grands n’hésitent pas à le donner en concert et même à l’enregistrer. « Ombra mai fu » révèle d’emblée la lumière du timbre, fruité et légèrement velouté sur toute l’étendue et l’aisance de l’émission, que n’affectent jamais ces tensions excessives ni cette aigreur si fréquentes chez les hommes qui s’aventurent dans les registres de mezzo et de soprano. Nous l’attendrions d’ailleurs plutôt dans l’« Ombra cara » de Radamisto – la version originale conçue pour Margherita Durastanti – que dans le « Cara sposa » de Senesino (Rinaldo) dont l’ornementation, personnelle mais décorative, ne sert guère l’expression. Il apparaît nettement plus en situation dans l’air de fureur de Serse « Se bramate d’amar, che vi sdegna », vocalisant avec un bel aplomb et habitant les Adagio pathétiques qui interrompent fugacement le flot des coloratures.
De Sesto (Giulio Cesare), Valer Barna Sabadus a tout, contrairement à bien des titulaires des deux sexes : la jeunesse, éclatante de vérité et sans fard, ce mélange d’ardeur et de tendresse qui caractérise le fils de Pompée et, surtout, une fraicheur sans égale. Plus encore que la liquidité et la suavité de ses aigus (« Cara speme »), c’est l’infinie douceur qui émane de toute sa personne qui nous enveloppe et nous apaise. Si le cantabile flatte la plastique de l’organe, ailleurs, certaines fins de phrases légèrement escamotées trahissent les limites du soutien et l’interprétation, faute de vocabulaire, de couleurs et sans doute d’expérience, peine à ménager une progression au sein de la forme Da Capo (« Alto Giove »). Mais à vingt-six ans, l’avenir lui appartient, pour peu qu’il consolide sa technique et fasse les bons choix.
Est-ce parce qu’il aborde la dernière ligne droite ? Le contre-ténor se lance avec un surcroît d’énergie et de hardiesse dans l’ultime et rageuse aria de Serse, « Crude furie degl’orridi abissi », qu’Il Pomo d’Oro, jusque-là relativement sage, agrémente de coups d’archet percussifs alla Giardino Armonico. En format de poche (deux violons, alto, violoncelle, contrebasse et clavecin), l’ensemble n’a probablement jamais si mal porté un nom emprunté au plus fastueux spectacle de cour du XVIIe siècle, cet opéra de Cesti qui comptait plus de huit heures de musique et réclamait des moyens extravagants. Riccardo Minasi a heureusement réduit la Sinfonia liminaire à son premier mouvement (Allegro) et a surtout remplacé le concerto grosso en sol majeur (HWV 214) initialement prévu par une sonate en trio pour deux violons et basse continue dans la même tonalité (HWV 399). En lieu et place des interludes mineurs qui n’ont souvent pour seule raison d’être que de laisser respirer le soliste sans lui porter ombrage, les interprètes nous offrent une véritable leçon de musique de chambre, entre ivresse rythmique (irrésistibles gigue et passacaille) et abandon poétique (Largo en sol mineur).
En état de grâce et porté par les rappels, Valer Barna Sabadus livre trois bis – il nous confiera, après le concert, que la seconde partie lui paraissait fort courte et la connexion avec le public, trop belle pour être rompue. Il commence par distiller ses piani caressants dans le très sensuel « Dolc’è pur d’amor l’affanno » (cantate HWV 109) puis reprend, sans partition cette fois et avec une liberté nouvelle, « Se bramata d’amar, che vi sdegna » (Serse), émaillé de jolies notes piquées. Après s’être donné sans compter, quitte à accuser quelques signes de fatigue, l’artiste retrouve les frondaisons chéries de son platane. Puisse-t-il ne pas se brûler les ailes et se donner le temps de mûrir, c’est tout le mal que nous lui souhaitons.