En 1968, Paris avait fait fête au film Funny Girl, réalisé dans la foulée du succès remporté à Broadway par la comédie musicale du même nom. Dans les deux cas, Barbra Streisand tenait le rôle principal (elle l’incarna même sur scène à Londres), mais la France n’avait jamais cru nécessaire de présenter le spectacle dans un théâtre. Jean-Luc Choplin peut donc ajouter une création à son palmarès en proposant la première nationale de Funny Girl. Mais attention : il s’agit bien de l’œuvre telle qu’elle fut donnée 1348 fois à New York entre 1964 et 1967, et non de la version augmentée de plusieurs chansons, conçue spécialement pour le film. Autrement dit, et alors même que l’affiche du spectacle parisien reprend l’image de l’héroïne chaussée de patins à roulettes (et la tête en bas), vous ne verrez pas la fameuse scène du rollerskate rag, pas plus que vous n’entendrez l’air « Funny Girl », tout simplement parce qu’il s’agit apparemment de numéros ajoutés bien après la création de l’œuvre, pour des reprises ou pour le cinéma.
Au compositeur Jule Styne, on doit notamment Les Hommes préfèrent les blondes, qui fut un musical avant de devenir le film que l’on sait ; à l’auteur-compositeur George Merrill, on doit ce qui devint, en VF, l’un des premiers tubes de Line Renaud, « Combien pour ce chien dans la vitrine ? ». Ils ont conçu ensemble les morceaux musicaux de la « semi-biographie » de Fanny Brice (1891-1951), née Fania Borach, engagée par Florenz Ziegfeld pour ses Follies dès 1910. Funny Girl nous montre les débuts de la chanteuse, sa rencontre avec Julius Arnstein, dit Nicky, qui fut en fait son deuxième mari, leur union étant célébrée en 1918 après six ans de vie commune ; l’escroquerie qui envoya ce monsieur en prison eut lieu en 1924 et lui valut trois ans d’incarcération (et non dix-huit mois comme dans le musical). Pour le musical, les événements sont resserrés, et l’on peut avoir l’impression qu’ils se déroulent sur quelques années à peine, le seul repère chronologique étant « Rat-Tat-Tat-Tat », la chanson qui évoque la victoire des Alliés à la fin de la Première Guerre mondiale.
© Julien Benhamou
Le spectacle proposé à Marigny ancre résolument l’intrigue dans les années 1910, surtout par des costumes qui évoquent assez précisément cette décennie, avec jupes entravées (mais pas trop, pour pouvoir danser quand même) et tenues néo-Empire évoquant les créations de Paul Poiret. Le décor se compose d’une série d’arcades métalliques qui renvoient peut-être au pont de Brooklyn, quartier d’où sort Fanny Brice, et qui se remplissent de meubles, de cloisons et autres éléments permettant d’évoquer les différents lieux de l’action, et ils sont nombreux. La mise en scène, assurée par Stephen Mear, qui signe également la chorégraphie (comme il l’a fait dans cette même salle pour Guys and Dolls, après avoir notamment réalisé celles d’On the Town et de Chantons sous la pluie au Châtelet). Les mondes dans lesquels évoluent l’héroïne sont bien caractérisés, les enchaînements sont fluides, et le spectacle est sans temps mort. Même sur une scène aux dimensions modestes et avec un nombre de danseurs limités, on saluera l’effet à la Busby Berkeley créé pour la chanson « His Love Makes Me Beautiful ». A la tête d’une quinzaine de musiciens, James McKeon retrouve la petite fosse du Théâtre Marigny après Guys and Dolls : chez lui aussi, on soulignera un louable souci d’efficacité.
Mais bien sûr, le succès de cette production repose en très grande partie sur les épaules de la titulaire du rôle principal. Christina Bianco est d’autant plus impressionnante que le spectacle commence par jouer sur son apparente fragilité physique, confrontée à la plastique des chorus girls. Pourtant, l’actrice s’impose immédiatement par son abattage, par sa présence scénique, et la chanteuse – même sonorisée – laisse pantois par son engagement de chaque instant et par sa faculté de varier les couleurs de sa voix (comme elle l’avait déjà prouvé grâce à la vidéo qui l’a fait connaître sur YouTube en 2013, où elle imitait une vingtaine d’artistes en l’espace de quelques minutes). A ses côtés, Ashley Day est le plus séduisant des escrocs, avec une candeur désarmante et un timbre de velours. Habituée des comédies musicales programmées à Londres, Rachel Stanley prête à la mère de Fanny des accents vigoureux, tandis que Mrs Strakosh trouve une voix délicieusement nasillarde grâce à l’incarnation de Shirley Jameson. Matthew Jeans est lui aussi parfaitement à sa place en Eddie Ryan, mais il faudrait pouvoir nommer chacun des participants de cette euphorisante réussite.