A Berlin, à Munich, à Hambourg, sans parler de Vienne, ville de sa création, Fidelio fait partie de ces oeuvres que les théâtres de répertoire se plaisent à programmer chaque saison, le plus souvent dans des productions qui ont connu Karl Böhm. A Paris, l’unique opéra de Beethoven n’a jamais connu le même succès, et doit se contenter de versions de concert plus souvent que de spectacles mis en scène. Mais il peut compter, à la faveur de quelques tournées de passage, sur des interprétations revigorantes, même si elles ne sont pas toujours fondamentalement nouvelles. Quelques années après Jeremie Rhorer et son Cercle de l’Harmonie, le Théâtre des Champs-Elysées a appelé, en ce début de saison, Giovanni Antonini et le Kammerorchester Basel pour une lecture tout ce qu’il y a de plus orthodoxe dans la veine « historically informed » : une ouverture entamée tambour battant, des cordes à la rudesse encore soulignée par l’acoustique à la pointe sèche des lieux, des accélérations rageuses et des pauses alanguies. L’œuvre ne sort pas trop amochée de ce traitement. Sous cette baguette, les personnages, dans lesquels on trouve si souvent les prolégomènes des héros de Weber, voire de Wagner, chantent des airs que l’on croirait issus d’une partition cousine de l’Enlèvement au Sérail. Pourquoi pas ? Seulement, les moyens manquent pour rendre tout ce travail pleinement convaincant. On guette l’équilibre, on cherche la cohésion, on attend, souvent en vain, un peu de respiration entre ces mesures qui s’entrechoquent avec l’arbitraire d’une poignée de cailloux jetés contre des vitres. On soupire aussi, en imaginant des tempi qui ne prendraient pas de court la Marzelline de Regula Mühlemann ou des cors naturels qui n’iraient pas gâcher son « Abscheulicher ! » à Adrianne Pieczonka.
Car les chanteurs, non contents de ne pas démériter, réservent ce soir un lot de bonnes surprises. Ce sont des seconds rôles impeccables, pour chanter comme pour jouer, malgré l’absence de mise en scène. C’est un fameux Pizarro de jadis, Albert Dohmen, qui se coule avec naturel dans la peau de Rocco, sans rapetisser sa stature naturelle de Wotan, de Holländer. C’est, en Pizarro justement, un Sebastian Holecek idéal, hargneux sans perdre le la, terrifiant sans abdiquer la petite dose de ridicule qui annonce, au théâtre, les méchants destinés à l’échec. C’est une Regula Mühlemann dont le charme et la sensualité sortent Marzelline de l’ornière des seconds rôles. C’est, en Florestan, la prestation attendue de Michael Spyres, qui ne décevra pas : dès ses premières mesures, le ténor confirme qu’il peut tout chanter, y compris cet air réputé inchantable. La jeunesse insolente du timbre, la vigueur de l’émission sont assurément d’un héros bien solide, et même étonnamment frais, étant entendu qu’il vient de passer deux ans accroupi au fond d’un cachot humide. Plus idoine de style est Adrianne Pieczonka, qui a assez chanté Leonore pour en connaître et en négocier toutes les chausse-trappes, quitte à écourter certain aigu. La chair inentamée de cette voix si chaleureuse, l’humanité qu’elle dégage, simple et résolue, l’intelligence avec laquelle elle s’appuie sur une merveilleuse diction, nous font cependant une héroïne bien peu routinière. Tout au contraire : ainsi chantée, Leonore est si rare !
Rares aussi sont les instant que nous offrent les splendides Basler Madrigalisten. « O welche Lust » au I est un instant d’éternité, le final du II est bien ce prélude à l’Hymne à la joie qui donne des fourmis dans les jambes et achève d’enthousiasmer le public. Ce soir, de tels moments de grâce ont certes été comptés ; leur intermittence démontre la puissance de ce chef-d’œuvre absolu qu’est Fidelio – et en dépit de tout : son livret, ses dialogues parlés, ses incohérences, sa naïveté même. De quoi mériter un prochain retour sur scène à Paris ?