Après Avignon, Massy et Metz, cette coproduction de Faust arrive à Marseille. Mais est-ce le même spectacle ? Il semble que Nadine Duffaut ait remanié sa mise en scène depuis la création vauclusienne, qui avait suscité de sonores réticences. Ne pouvant parler que de ce que nous avons vu, nous dirons que les qualités de la réalisation font regretter les errements de la conception. Nous n’allons pas rouvrir l’interminable discussion sur la liberté du metteur en scène ; il suffira de dire que la proposition a de quoi mécontenter les partisans d’une fidélité scrupuleuse aux données choisies par les auteurs et de quoi perturber les néophytes venus découvrir une œuvre. Les premiers n’auront pas le plaisir de retrouver les éléments qui leur sont familiers et les seconds devront, s’ils ont cherché à connaître le livret à l’avance, décrypter les transpositions. On peut douter qu’ils y parviennent aisément. Cela intéresse-t-il Nadine Duffaut ? Là encore le doute est permis, en l’absence de la moindre note où elle exposerait ses intentions. Voulait-elle accentuer le réalisme dans une histoire fantastique ? Est-ce pour cela que Marguerite accouche sur scène, à cause du choc de la mort de Valentin ? Et pourquoi l’omniprésence du tableau Le Christ couronné d’épines par Carl Heinrich Bloch ? Autant d’inconnues.
C’est d’autant plus dommage qu’en dépit des obscurités – Méphistophélès empêche Faust de se faire l’injection mortelle, mais la sienne en fait-elle un junkie condamné à errer entre souvenirs et fantasmes ? – on ne peut qu’être frappé par la qualité et la précision de la direction d’acteurs, qui règle étroitement les interactions des personnages, leur position dans l’espace, leurs mouvements dans le décor, sur les moments musicaux. Cela indique un travail minutieux d’analyse qui, si le désir de faire « sa » transposition ne l’avait emporté, aurait probablement débouché sur un Faust de grande cuvée, un spectacle de garde, comme on dit pour le vin à conserver. Tel quel, il a une cohérence indéniable – l’époque est celle des années soixante du siècle dernier, d’après la jupe vichy et la choucroute de Marguerite et les images peut-être relatives au conflit algérien, l’uniforme des soldats de retour du front évoquant clairement une guerre coloniale. Mais cette cohérence est discontinue : la croix qui a fait vaciller Méphistophélès devient sa planche de salut pour résister à la prière de Marguerite. Et peut-on croire qu’elle ait vu dans un blouson noir pataud « un grand seigneur » ?
Marguerite (Nicole Car) et Faust (Jean-François Borras) © Christian Dresse
Heureusement, les bonheurs musicaux et vocaux l’emportent de très, très loin. Le premier vient de la fosse, dès l’ouverture, où il apparaît que Lawrence Foster a l’intention de mettre en lumière les beautés d’une partition que sa présence au répertoire a pu lentement priver de son éclat, tant pour les exécutants que pour les auditeurs. La délectation ne cessera pas, entretenue par l’option d’enchaîner les numéros musicaux sans laisser le loisir d’applaudir les « tubes », ce qui rend à l’œuvre l’ampleur d’un souffle oublié. La minutie de la préparation fait jaillir de l’orchestre les infinies couleurs voulues par Gounod, entendre les hommages à Bach et pressentir l’influence que Faust a pu avoir sur Carmen. Dans cette exécution magistrale, les cordes se font particulièrement valoir, mais clarinette, harpes ou percussions ne leur cèdent en rien. On s’émerveille de redécouvrir ce que l’on croyait trop connaître. Les autres forces de la maison, les chœurs, confirment leurs quête de qualité : elles triomphent haut la main de l’entrelacs complexe de la scène de la kermesse.
Satisfaction complète aussi pour les rôles de solistes. On ne saurait reprocher à Kevin Amiel de chanter Siebel, puisque c’est le choix de cette production – souci de réalisme ? – Il s’en acquitte avec bonne grâce et joue les infirmes avec conviction. Philippe Ermelier est peut-être un peu mûr pour un étudiant mais après tout, Wagner est avec eux, il n’est pas forcément de leur classe d’âge. Dame Marthe en revanche doit en imposer, et Jeanne-Marie Lévy en exprime le mélange grinçant de vertu affichée à minima et d’ardeurs dévorantes qui apporte une respiration comique au sein du drame programmé. Passées les quelques mesures où il finit de s’échauffer Etienne Dupuis confirme en Valentin sa musicalité, son tempérament dramatique et la fermeté de sa projection vocale. Ces qualités sont aussi celles de Nicolas Courjal, qui campe un Méphistophélès ambigu, menaçant, sadique, avec l’aplomb qu’on lui connaît et qui trouve en ce rôle un véritable épanouissement vocal. La qualité de sa diction est connue, mais un des atouts de ce plateau est que tous l’ont en partage.
A commencer par Jean-Pierre Furlan, à qui est revenu de chanter le Faust désenchanté du premier acte, avant d’errer sur scène tout au long du reste de l’œuvre, témoin hagard et impuissant de sa nouvelle jeunesse. Après trente ans de carrière il a conservé le souffle du trompettiste qu’il fut d’abord et donne à son personnage de vieillard une énergie vocale surprenante. Le caractère dramatique de sa voix convient aux circonstances, comme celui, plus purement lyrique de Jean-François Borras convient exactement au Faust amoureux des actes suivants. L’homogénéité et la plénitude du timbre, la lumière et la rondeur du son nourrissent l’effusion et la rendent crédible. Aucune surcharge, aucune recherche d’effets, un passage en voix mixte sans bavure, on admire et on savoure. La présence dramatique est suffisante, seul le costume n’est pas flatteur mais le chanteur n’est pas responsable. Marguerite, enfin. Si la Violetta de Nicole Car ne nous avait pas conquis sans réserve, cette nouvelle incarnation nous semble très réussie. Scéniquement, on sent une progression de la maladresse initiale, peut-être due à la timidité ou à la pudeur, vers un abandon ralenti par le souci d’observer les règles morales. C’est fait avec subtilité et dénote une réelle aptitude d’actrice. Vocalement, l’interprète se joue des ornements que Madame Carvalho avait su soutirer au compositeur et colore le personnage de tous les sentiments qui lui ont été prêtés. Homogénéité, fermeté, brillant des aigus, sonorité de graves habilement poitrinés a minima, cette Marguerite est sans défaut et triomphe légitimement aux saluts. Bref, ce Faust est un tel plaisir musical et vocal que pour le réentendre on s’infligerait bien de le revoir !