C’est à reculons qu’on y était allé. Nadine Sierra était au programme, c’est elle qu’on était curieux d’entendre mais, du fond de son lit où elle toussait comme la Traviata, elle avait annulé à la dernière minute.
Dès les premières notes, toutes les préventions tombèrent et le concert allait s’avérer enchanteur.
Notez que ce n’est pas de chance pour le Gstaad New Year Music Festival, que dirige avec un effervescent enthousiasme Caroline Murat : déjà l’an dernier Nadine Sierra avait annulé et Pretty Yende était accourue sauver brillamment la mise.
Fatma Saïd © Patricia Daetzi – Gstaad New Year Music Festival 2022-23
De Fatma Saïd, qui cette fois-ci remplacerait Miss Sierra, on ne savait pas grand chose, on l’avoue. Son album-carte de visite, sous-titré El Nour, nous avait échappé. On alla voir sur YouTube, on y trouva une Flûte enchantée de Ravel assez contestable selon notre goût, des Chemins de l’amour quasi parfaits et des Filles de Cadix plutôt brillantes captées au concert de Paris 2020 sous la Tour Eiffel.
Ravissante, gracieuse, née au Caire, où elle commença ses études musicales, poursuivies ensuite à Berlin (Hochschule für Musik Hanns Eisler), enfin boursière à la Scala pendant quatre ans, on la présente comme soprano (elle a en effet chanté Pamina à Milan dans la mise en scène de Peter Stein). On allait passer une bonne partie du concert à se demander si c ‘était un mezzo, puis à se dire que non, c’était plutôt un soprano 2, une Susanna, une Dorabella, avant d’en perdre son peu de latin au fur et à mesure que le programme avancerait, en constatant la longueur d’une voix souple, ductile, troublante, voluptueuse, ajoutant des aigus pleins, rayonnants, affirmés à un registre grave, chaud, boisé, vibrant.
Sur le fil
Saluons d’abord la performance quasi sportive de la pianiste, Natalia Morozova, qui avait préparé le programme très belcantiste de Nadine Sierra et se trouva face à un répertoire hispano-français qu’elle dut se mettre dans les doigts en y consacrant une nuit blanche.
Natalia Morozova et Fatma Saïd © Patricia Daetzi – Gstaad NYMF 2022-23
Les deux artistes se rencontrèrent pour une unique répétition. Le public le savait – c’est un petit festival que le Gstaad NYMF, l’un des trois de cet heureux endroit – et comme une trainée de poudre la nouvelle avait couru que les deux artistes seraient dans un exercice d’équilibrisme un peu risqué. Peut-être est-ce pour cela qu’il n’y eut pas une note qui ne fût intéressante, habitée, nécessaire.
Des couleurs sauvages d’abord
Dans les Siete canciones populares españolas de Manuel de Falla, on allait aimer l’on ne sait quoi de sauvage que Fatma Saïd partit chercher au fond de sa voix pour El paño moruno, la mélancolie profonde d’Asturiana, la longue ligne sinueuse, la suspension du temps, le soupçon de fragilité, de tremblement sensible, les ondulations ensorcelantes de la Jota, les lignes orientalisantes, les coups de glotte et les sons filés de Nana, le vibrato sensuel de la Canción et la farouche âpreté de Polo, ses couleurs fauves, très flamenco.
De Federico Garcia Lorca, trois des treize Canciones españolas antiguas, ajoutées impromptu au programme initial, la première, Anda jaleo, aux longues arabesques sinueuses, le désespoir, la tristesse infinie, les frémissements, comme d’un cante jondo, les graves brûlants de la deuxième, Nana de Sevilla, finissant sur un son filé mourant, enfin l’espièglerie, le vibrato très fin, la souplesse, l’esprit de Viva Sevilla, allait mettre le public définitivement dans sa poche.
Natalia Morozova et Fatma Saïd © Patricia Daetzi – Gstaad NYMF 2022-23
Captieux et capiteux
Puis tout ne fut que charme captieux et capiteux.
Deux airs de zarzuelas, la « Canción de Marinela » extrait de La Canción del Olvido de José Simeón Serrano, ondulante, modulante, d’un pathétique au second degré, puis le célèbre zapateado de La Tempranica de Gerónimo Giménez, au chic virtuose et agile, porté par une articulation ciselée et une drôlerie complice, allaient conduire à des Adieux de l’hôtesse arabe, l’insinuant chef-d’œuvre de Bizet, perle de la mélodie française, conduits tous charmes dehors, par Fatma Saïd, des adieux voluptueux, orientalisants, enflammés. On aima la puissance, la plénitude des forte après un « souviens-toi » chuchoté, l’arabesque finale se résolvant en un trille irrésistible. Et l’on crut surprendre sur le visage de la jeune femme, si belle, si brune, l’ombre d’un bord des larmes.
Des Poulenc virtuoses
Les Poulenc furent d’anthologie : d’abord l’émotion poignante de C. – « Ô ma France, ô ma délaissée », soupire l’Aragon de 1940 et la voix se suspend sur une note haute –, puis la friponnerie des Fêtes galantes (foudroyant exercice de diction, prise de risque des deux artistes, tempo d’enfer) et enfin, avec un chic non moins ravageur, des Chemins de l’amour d’un adorable faux pathétique 1900 : notes hautes transparentes, vibrato drolatique sur « désespoir », phrasés étirés à plaisir, trilles exquis, jusqu’au decrescendo final menant à une note filée sans fin, comme le souvenir d’un bonheur qui s’effacerait.
Fatma Saïd © Patricia Daetzi – Gstaad New Year Music Festival 2022-23
Panache !
La suite du programme, bis compris, allait achever de réduire à quia un public définitivement sous le charme.
Des Filles de Cadix mettant en valeur la beauté fauve du timbre, des notes hautes faciles, des arabesques légères, puis un « Mio babbino caro » qui s’offrit des accents véristes, des coups de glottes parfaitement en situation, une ampleur lyrique puissante, et enfin, bis à panache, Zaïde de Berlioz (jeu de mots sur son Saïd patronymique), d’une altière fierté d’abord, puis se muant en petit théâtre comique à deux personnages, d’un pathos très drôle.
Tant de séduction, de dons, de générosité (et d’échange avec le public), comment et pourquoi résister ?
Fatma Saïd © Patricia Daetzi – Gstaad New Year Music Festival 2022-23