La dernière version de Farnace présentée en avril au Théâtre des Champs-Elysées assemblait savamment les partitions de 1731 et 1738 (voir notre compte-rendu). Avec cette nouvelle mouture de l’opéra fétiche de Vivaldi, exhumée pour la 33e édition du Festival d’Ambronay, la musicologie fait encore un pas en avant dans la découverte d’une œuvre qui ne compte pas moins de sept avatars. Dite de Ferrare, cette nouvelle version a joué de malchance. Victime de la réputation sulfureuse de Vivaldi puis de l’échec de Siroe, re di Persia, elle n’avait jamais été représentée jusqu’à aujourd’hui, au grand dam de son compositeur. Seuls deux actes subsistent. On suppose que le 3e n’a pas été mis en musique. A défaut, Diego Fasolis, assisté de l’indispensable Frédéric Délaméa, a imaginé ce à quoi aurait pu ressembler ce dernier acte, transposant pour les tessitures de 1738 les arias de 1731, insérant aussi ça et là, à partir de supputations musicologiques, des airs extraits d’autres opéras. Pour les familiers de l’enregistrement de Jordi Savall chez Alia Vox, l’on retrouve grosso modo le Farnace auquel on est habitué. Mais la partition n’en est pas moins différente, transfigurée par les progrès réalisés en termes d’invention harmonique et d’orchestration par un Vivaldi de sept ans plus expérimenté. Plus fouillée, plus touffue, plus savante. Même la ligne mélodique des airs semble plus élaborée.
Si le résultat diffère sensiblement de ce que l’on connaît au disque, c’est aussi parce que la direction de Diego Fasolis s’emploie à magnifier une écriture qui se présente ici dans l’épanouissement de la maturité. Là où Jordi Savall défrichait, le directeur musical d’I Barocchisti prend un plaisir visible à exalter la science et les beautés de la composition. Cette célébration de la partition n’est pas que parnassienne, elle est aussi amoureuse (il faut voir la façon dont Fasolis caresse en dirigeant la musique de la main). Surtout elle reste concentrée sur les exigences dramatiques de l’opéra. Théâtrale dans certains de ses effets, elle avance vive et vivante, sans céder aux débordements qui souvent ne servent qu’à dissimuler la vacuité du propos. Les sonorités des instruments sont dépourvues de ces aigreurs qui corrodent certains ensemble baroques. Même les cuivres paraissent plus disciplinés qu’à l’habitude. Sans reflux gastrique donc, équilibrée, enthousiaste mais respectueuse… Voilà aujourd’hui ce qui nous semble se faire de mieux en la matière.
Le respect musicologique se retrouve également dans le choix d’un contre-ténor pour le rôle-titre qui, à Ferrare, aurait dû être chanté par un castrat mezzo-soprano. L’étrangeté du timbre de Max-Emmanuel Cencic illustre idéalement la personnalité ambigüe de Farnace. La musicalité n’est jamais prise en défaut, l’agilité reste confondante, l’ornementation plus virtuose qu’expressive. Manquent pour que le portrait soit complet une palette de couleurs plus étendue et surtout des graves affermis qui puissent aider à ressentir ce frisson de terreur dont est frappé le fameux air « Gelido in ogni vena ». Est-ce un défaut d’acoustique mais, au 13e rang, les notes les plus basses passent carrément à la trappe ?
Le choix de Farnace résolu, il restait à trouver des mezzo-sopranos suffisamment différenciées pour interpréter les quatre autres protagonistes d’une partition qui fait la part belle aux voix médianes féminines. C’est là le premier mérite de la distribution. Taillées dans le même bois, les quatre artistes réunies ici possèdent des attributs qui les rendent non seulement distinguables les unes des autres mais qui correspondent aussi à la personnalité dramatique des rôles qu’elles interprètent, tels que dessinés par le livret d’Antonio Maria Lucchini. A Selinda la corruptrice, Alissa Kolosova offre un timbre irrésistible de séduction, un mélange rare et homogène de velours et de soie que le temps n’a pas encore froissé (la chanteuse a moins de 25 ans !) avec, comme souvent chez les jeunes interprètes, une tendance à avancer trop prudemment qui peut parfois engendrer une impression de placidité. A Berenice l’acrimonieuse, Mary Ellen Nesi propose son énergie, ses inégalités de registre et des hardiesses qui aiguillonnent chacune de ses interventions. Marina De Liso essaie de sortir Tamiri, fille, épouse et mère suppliciée, du dolorisme dans lequel la confine le livret. C’est pourquoi, à un grain régulier d’une belle rondeur, auquel on pourrait simplement reprocher de manquer de caractère, elle ajoute une volonté d’expression dont on lui sait gré. En Gilade, Vivica Genaux est égale à elle-même, l’accent âpre et cette vocalisation particulière basée sur le mouvement rapide des lèvres qui donne à la ligne l’aspect d’un ruban de guimauve. Là est sans doute la raison pour laquelle on la préfère dans des airs moins pyrotechniques où transparait davantage sa musicalité, « Quel tuo ciglio » plus que « quell’usignolo che innnamorato » qui lui vaut pourtant un belle salve d’applaudissements.
Le tempérament probe mais mesuré d’Emiliano Gonzalez-Toro et de Juan Sancho, ténors interchangeables en Aquilio pour le premier et Pompeo pour le second, ne fait rien pour mettre en avant des rôles que l’ouvrage relègue en deuxième ligne.
A la fin du concert, Diego Fasolis, rejoint par Frédéric Delaméa, brandit sous les acclamations d’un public conquis la partition de Vivaldi. Geste historique avant d’être victorieux. Il aura fallu attendre deux soixante treize années pour que ce Farnace se fasse entendre. Ambronay lave l’affront de Ferrare. Un enregistrement publié en même temps chez Virgin avec des interprètes différents (mais toujours Cencic, Nesi, Gonzalez-Toro ainsi que – Dieu Merci ! – Fasolis et ses Barocchisti) consacre l’événement. L’œuvre va écumer cette saison les théâtres d’Europe – Paris, Amsterdam, Versailles, Lausanne, Brême ou Monaco – en attendant les représentations scéniques que son génie musical et dramatique réclame.