Pour le soixantième anniversaire de la phénoménale contralto polonaise, l’Opéra national de Varsovie n’a pas lésiné : grand orchestre, grand chœur, chef allemand invité… Somptueusement restauré et modernisé durant l’ère soviétique, l’édifice de style néo classique qui abrite le Teatr’ Wielki (Grand-Théâtre) porte bien son nom : proportions imposantes, hauts plafonds, larges escaliers en pente douce, immense foyer scintillant, agrémenté de vitrines où trônent divers costumes de scène, confortable salle de quelque 1700 places… et surtout, vaste plateau où Ewa Podleś a fait ses débuts en 1978 et s’est produite par intermittences tout au long d’une carrière internationale mouvementée. Déployer l’éventail artistique de cette cantatrice des extrêmes, alternant anciens et récents succès de son répertoire, ô combien éclectique, en se contentant d’une seule répétition d’ensemble n’est pas chose aisée ; tous les chanteurs et musiciens connaissent les périls d’un tel défi aujourd’hui habituel.
En guise d’introduction à l’univers baroque de Haendel, l’orchestre exécute « L’arrivée de la reine de Saba », charmant prélude de l’acte III de l’oratorio Salomon. Ovationnée bruyamment dès son entrée, Podleś se jette dans un vaillant Polinesso. Malgré l’absence délibérée du fameux contre ré émis dans l’Ariodante du disque Minkowski (1997), l’air est un excellent tour de chauffe avant la bonne dizaine de minutes de repos aménagées par une ouverture de Guillaume Tell, certes perfectible mais néanmoins éloquente avec des cordes soyeuses et des vents expressifs, sous la direction du talentueux Michael Güttler.
Après ce sommet orchestral du Rossini seria, arrive le moment magique de cette soirée : la grande aria « Ciro infelice » du premier acte de Ciro in Babilonia qui a fait l’été dernier les beaux soirs du festival de Pesaro. Près d’un quart d’heure durant, fasciné par l’étendue de cette voix aux accents si émouvants, on reste suspendu à la ligne de chant souveraine qui se bat, se bronze, ou se brise selon les mouvements du cœur d’un roi captif et humilié. Tonnerre d’applaudissements du public polonais qui fait une découverte, d’autant plus qu’aucun journaliste n’avait fait le voyage en Italie pour lui en rendre compte.
Afin de terminer dans la joie cette première partie, Podleś envoie allègrement le tube de la Lucrezia Borgia de Donizetti « Il segreto per esser felice », fameux brindisi de Maffio Orsini, rôle chanté aux coté d’Edita Gruberova lors de la grande fiesta barcelonaise au Liceu en 2008.
Après l’entracte, la contralto quitte les travestis pour reprendre son identité féminine et puiser dans d’autres œuvres qu’elle affectionne tout particulièrement. D’abord le poignant « Champ des morts » extrait d’Alexandre Nevski de Prokofiev où une jeune femme cherche son bien aimé parmi les cadavres qu’elle bénit en chantant sa douleur. Elle passe ensuite à La Cieca, mère aveugle de La Gioconda de Ponchielli, avec le « Voce di donna e d’angelo » envoûtant et musical, qui lui a suffi pour se faire interminablement acclamer au Met en 2008.
Introduit par le chœur des gitans, vient le point final : l’air d’Azucena du deuxième acte du Trouvère, « Stride la Vampa ». Dans ce rôle verdien qui semble avoir été écrit pour sa voix, Podleś se montre impressionnante. Hélas, alors qu’elle s’apprête à conclure comme d’habitude par une petite cadence, le chef poursuit sur sa lancée ; cet oubli la laisse littéralement en plan. Compréhensif, le public enchaine immédiatement avec des bravos enthousiastes qui lui valent deux bis plein de verve. D’abord, Madame de la Haltière de Cendrillon où, avec le fameux air « Lorsqu’on a plus de vingt quartiers », elle incarne la marâtre à la fois hautaine et hilarante, dans l’esprit bouffe voulu par Massenet. Puis, pour revenir à un grand succès de ses débuts dans Isabella de L’Italienne à Alger, Podleś chante avec bonheur un « Cruda sorte » de maturité parfaitement maîtrisé. En plus d’une belle fête, cette soirée ne fut-elle pas aussi une magistrale leçon de chant ?