Placée délibérément sous le signe de la noirceur et de l’angoisse, la reprise sur la scène lyrique lyonnaise de la mise en scène des Contes d’Hoffmann d’Offenbach par Laurent Pelly en 2005 est un spectacle envoûtant.
Envoûtant d’abord par l’utilisation virtuose de l’espace scénique, avec, tour à tour, des cloisons qui se referment implacablement sur les personnages pris au piège, un salon qui accueille des gradins de cirque, des escaliers labyrinthiques et mobiles, un lustre servant d’ascenseur infernal, des rideaux semblables à des linceuls… La part d’inquiétante étrangeté – ou mieux : de familière étrangeté, équivalent plus exact de cet « Unheimliche » dont parle Freud à propos, notamment, de L’Homme au sable – que contient chacun des trois contes d’Hoffmann, est ainsi mise en valeur, à l’exclusion de toute référence à l’humour dont l’auteur romantique ne se départit pourtant jamais. On est souvent plus près – et pourquoi pas ? – des Histoires extraordinaires d’Edgar Allan Poe que des contes fantastiques de Ernst Theodor Amadeus Hoffmann, ce qui d’ailleurs correspond bien à la réception de l’auteur allemand à travers ses traductions en France au XIXe siècle. Le cinéma est aussi passé par là entre temps : ainsi, par exemple, Lindorf et ses avatars évoquent-ils la figure du Nosferatu de Murnau, avec redingote et jeux d’ombre ad hoc. Costumes, lumières, vidéo, trucages et illusions contribuent à créer le malaise permanent que doit distiller le récit d’Hoffmann ainsi conçu.
Envoûtante, la représentation l’est aussi grâce à l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, sonore, rutilant même, sous la baguette de Kazuchi Ono, avec des effets de contraste et de relief saisissants, toute une palette de timbres et de coloris qui donnent à chaque acte une identité propre, sur un tempo très soutenu, qui tient constamment en haleine. Les Chœurs sont remarquables, jouant aussi sur la dimension effrayante de cette voix collective exigeant, avec diverses nuances et une précision quasi mécanique, voire diabolique, chansons et récits, se moquant cruellement de Hoffmann dont ils creusent sans cesse la solitude et l’isolement.
Envoûtants enfin, les deux rivaux de l’intrigue, l’excellent baryton-basse Laurent Alvaro qui campe avec superbe (et « dans tout le physique, un aspect satanique ») les quatre incarnations du mal dans cette thématique faustienne, trouvant ici un quadruple rôle à la mesure de son talent – quelle aisance dans le grave, quelle puissance vocale, quel art de la projection ! –, et le non moins excellent John Osborn, ténor britannique à la diction française impeccable, à la voix limpide et aux aigus généreux. Tout se passe comme si le parti pris d’épouvante avait proprement galvanisé ces chanteurs, dont la prestation scénique est à la hauteur des qualités vocales. On peut en dire autant de la mezzo-soprano Angélique Noldus, qui séduit d’emblée en Muse, interprète un Nicklausse dynamique et conclut magistralement l’opéra (« Des cendres de ton cœur… »), tout comme du jeune ténor Cyrille Dubois, incarnant de manière convaincante Andrès et ses avatars, irrésistible dans les couplets de Frantz (« C’est la méthode… »), ainsi que du baryton Christophe Gay, qui donne aux personnages de Hermann et de Schlemil une élégance vocale sortant de l’ordinaire.
Mais ce climat angoissant semble avoir aussi tétanisé la grande cantatrice qu’est Patricia Ciofi, incarnant pourtant avec délicatesse et sensibilité les quatre rôles de Stella, Olympia, Antonia et Giulietta. On sait que c’était un vœu d’Offenbach de faire interpréter ces personnages par la même chanteuse, puisque Hoffmann dit lui-même à l’acte I que ces trois dernières sont trois femmes dans la même femme (formule reprise de manière à peine différente par la Muse dans l’acte V), mais le registre et l’écriture sont pour chacune d’elle si différents que c’est là une gageure. On a le sentiment que le poids et l’indéniable difficulté de ces rôles ont placé Patricia Ciofi sur la défensive, ont conduit du moins à une certaine prudence, voire à une certaine réserve : l’air d’Olympia est peu sonore, très modérément brillant – il faut dire aussi qu’il est chanté dans des conditions très acrobatiques, la cantatrice étant propulsée dans les airs sur le siège d’une machine d’abord dissimulée –, celui d’Antonia, émouvant certes, est en-deçà de l’intensité vocale et de l’engagement que l’on attend du personnage, et celui de Giulietta n’est pas vraiment incarné dans son ambiguïté et sa cruauté. À l’image, saisissante, de Crespel qui étrangle littéralement Antonia avec le violon dont le son doit remplacer la voix de sa fille, la chanteuse semble comme étouffée par la permanence et la violence des figures du mal que sont Lindorf, Coppelius, le docteur Miracle et Dapertutto, comme si le malaise qui émane de l’opéra s’était emparé d’elle. Souhaitons qu’il ne s’agisse là que des effets du trac d’une première dans laquelle sa prestation fait tout de même bonne figure, avec un art consommé des nuances, même s’il ne répond pas pleinement aux attentes suscitées par d’autres rôles (comme sa Traviata de l’année dernière en Avignon).
À l’Opéra National de Lyon jusqu’au 30 décembre 2013,
avec Talise Trevigne (Olympia / Antonia / Giulietta / Stella) les 18 et 28 décembre, Leonardo Capalbo (Hoffmann) les 16, 22 et 28 décembre et Philippe Forget à la direction musicale les 22, 26, 28 et 30 décembre.