Salle archi-comble, ce soir-là, au Théâtre des Champs-Elysées. Manifestement, une bonne partie du public est venu entendre l’Ariodante de Joyce DiDonato. Il ne sera pas déçu. La mezzo-soprano américaine, qui respire le bonheur de chanter, est en état de grâce. Jamais sa voix – couronnée d’un aigu splendide – n’a paru aussi riche, aussi bien projetée. L’interprétation est mûrie, la virtuosité impressionnante et l’abattage… proprement sidérant. Quand Joyce DiDonato chante, il n’y a plus aucun catarrheux dans la salle : fasciné, le public retient son souffle. Seul le « Scherza infida », aux intentions expressives trop marquées, nous aura un peu laissé sur notre faim – nous chipotons. La prestation de la chanteuse fut proprement sensationnelle : un très beau, trop rare, moment d’opéra. On comprend que Joyce DiDonato, sanglée dans un costume d’homme, serre crânement le poing à la fin de « Con l’ali di costanza. »
Le reste de la distribution féminine est à la hauteur – mais ce n’est pas une surprise. Très en beauté, Karina Gauvin n’a pas à forcer son naturel pour camper une Ginevra sensuelle à souhait. Peut-être pourrions-nous regretter une vocalisation pas toujours très propre et une ligne vocale parfois chahutée dans les airs rapides (« Orrida agli occhi miei » la cueille un peu à froid). Mais comment ne pas rendre les armes devant l’opulence du timbre et le rayonnement de l’interprète ? Marie-Nicole Lemieux, toujours fine musicienne, n’est peut-être pas – faute de puissance vocale – le Polinesso tonitruant dont nous aurions rêvé. Mais la beauté singulière de la voix et, surtout, la pertinence de l’interprétation balaient toute réserve. Dans le fameux « Se l’inganno sortisce felice », la contralto québécoise, survoltée, laisse exploser sa vis comica, nous gratifiant de mimiques rageuses et d’un balancement de hanches que n’eût point désavoué Simone Kermes – le public est hilare, et les instrumentistes un rien médusés. Même si la concurrence est rude, la longiligne Sabina Puértolas (Dalinda) ne dépare pas : soprano délicieusement acidulé et phrasé frémissant – un talent à suivre, assurément.
Oh, certes, nous pourrions faire la fine bouche… Car tout n’a pas été parfait ce soir-là. On a connu des directions plus vivantes et plus inspirées que celle d’Alan Curtis, à la tête d’un ensemble (Il Complesso Barocco) pas toujours très précis. Tout aussi regrettable : la distribution masculine marque le pas. Chanteur attachant, Nicholas Phan paraît insuffisamment aguerri pour le rôle de Lurcanio. Si le ténor américain déploie un phrasé exquis et des aigus diaphanes dans « Del mio sol vezzosi », il est dépassé par la bravoure de « Il tuo sangue » – aria redoutable, il est vrai. Poussé dans ses derniers retranchements, il grossit artificiellement sa voix et savonne ses vocalises. Le métier de Matthew Brook (Le Roi) ne compense pas totalement son manque de charisme vocal ; reconnaissons, toutefois, que les cors, très approximatifs, ne lui simplifient pas la tâche dans son air d’entrée « Voli colla sua tromba ». Quant à la voix de (Odoardo), elle nous a paru bien peu assurée.
Broutilles… L’ambiance est bon enfant. Karina Gauvina bat la mesure sur sa chaise lorsque Joyce DiDonato déroule des vocalises sans fin. Les chanteurs saluent le public en échangeant bourrades amicales, plaisanteries et oeillades complices. Quant à la salle, elle est en délire, se manifeste au milieu des airs, rappelle dès l’entracte, rit de bon cœur aux pitreries des interprètes, ovationne sans retenue l’étoile de la soirée et dispense des applaudissements nourris à tous les autres chanteurs. Bref, à moins d’avoir envie de jouer les pisse-froid, comment ne pas ressortir enchanté de ce concert ?