Dans cette production d’Elektra au décor moitié art nouveau viennois, moitié trash, venu par la route depuis Saint-Pétersbourg jusqu’à Nice, rien n’évoque la Grèce antique. Au lieu du « chat sauvage » décrit dans le livret, le metteur en scène anglais Jonathan Kent a fait de la fille d’Agamemnon une clocharde hideuse, psychopathe, terrée dans une cave auprès d’un amas de détritus. À la place de l’essaim de « mouches », suggéré par le texte d’ Hofmannsthal, un bataillon de femmes de ménage en blouses vertes s’active au palais d’Egisthe. Dans cette mise en scène puissamment théâtrale, sans colonnes ni péplums, la malédiction qui pèse sur les Atrides n’en est pas moins présente. Paroles et musique vont s’unir ici comme rarement.
De la première à la dernière note, sous la baguette de Michael Güttler, le flot majestueux, terrifiant et narquois de la partition de Richard Strauss nous emporte au cœur de la tragédie inspirée de Sophocle. Par un bel équilibre entre l’exacerbé et le subtil, le chef allemand obtient de l’Orchestre Philharmonique de Nice un discours musical à la fois violent et miroitant de couleurs qui exalte la beauté distinctive de cette partition et lui donne clairement sa place dans l’œuvre de Strauss entre Salomé et Le Chevalier à la rose.
Bien que le décor construit sur trois étages présente l’inconvénient de n’être que partiellement visible du parterre comme des galeries supérieures, bien qu’il soit épuisant pour les protagonistes de constamment monter, descendre, et de chanter souvent dans des positions inconfortables, ce dispositif scénique apporte d’intéressantes options pour faire évoluer les personnages à mesure que l’action progresse. Et, grâce à un chef d’orchestre attentif à ce qui se passe simultanément sur la scène et dans la fosse, le spectacle se déroule avec une remarquable fluidité.
En accord avec la vision du metteur en scène, Larissa Gogolevskaia incarne une Electre obsessionnelle à la limite de la démence. Comme il se doit, la tension dramatique va crescendo jusqu’à la danse de joie hystérique qui la tue à son tour. Avec son chant déchiré et déchirant aux suraigus perçants, sa silhouette alourdie par un costume disgracieux — renoncement volontaire à toute coquetterie féminine pour se lover amoureusement dans la jaquette militaire d’Agamemnon —, son visage à l’expression murée dans un irréductible désir de vengeance, la soprano russe confère au rôle titre une présence authentique et prégnante.
Le désir de maternité de sa sœur, préférant la vie à la mort, apporte un peu de douceur dans ce lieu cauchemardesque où règne la terreur. Tout en faisant preuve d’une bonne technique vocale, la charmante soprano allemande Manuela Uhl chante Chrysothémis avec justesse et sensibilité. Son timbre chaleureux et sa voix bien projetée parviennent à se faire entendre face aux imprécations d’Electre.
Par son interprétation d’anthologie (le 22 mai surtout), Ewa Podleś se réaffirme comme une grande artiste. Royale autant que pitoyable, effrayée mais hautaine et séduisante avec son manteau d’hermine blanche et sa perruque aux boucles d’argent, cette Clytemnestre, façon Marlène Dietrich, apparaît ici comme la rivale à abattre — celle d’une fille jalouse, haineuse, et justicière. De sa voix sombre et prenante, la contralto polonaise nous distille toutes les nuances d’un rôle qu’elle habite et maîtrise entièrement.
Tous les rôles secondaires méritent d’être salués, à commencer par le bel Oreste du baryton Vadim Kravetz et l’Eghiste de luxe de Donald Litaker qui impressionne par sa prestance physique et vocale.
Une distribution sans faille, un chef d’orchestre qui tire le meilleur des musiciens dans une production théâtralement satisfaisante, voici la marque d’un grand directeur artistique. Belle sortie Monsieur Lanceron.
Brigitte Cormier