Triomphe pour la première « Première » de l’ère Meyer à l’Opéra de Vienne. Cela faisait 117 ans que Lucrezia Borgia avait disparu du répertoire de la vénérable maison. Créé à la Scala de Milan en 1833, l’opéra de Donizetti n’entrera au répertoire du Staatsoper qu’en 1871, évidemment en allemand. Quarante neuf représentations jusqu’en 1893, puis plus rien…
Aux grands oublis, les grands moyens : Dominique Meyer, nouvellement arrivé, et pourtant déjà chez lui dans l’immense « Haus am Ring », a convoqué la crème du Bel Canto. Edita Gruberova – après une série de Lucrezia Borgia scéniques à Münich l’année dernière – fête ses 40 ans de tendresse et de passion avec le public viennois, elle qui chanta dans ces lieux mêmes la Reine de la Nuit en février 1970. Autour d’elle, Michele Pertusi, José Bros et les débuts viennois de Laura Polverelli.
En revanche, point de mise en scène : on pourrait le regretter. Ce n’est en tout cas pas l’avis du public viennois, pour qui la seule présence de la star « maison » remplace tout décor ou toute direction d’acteur. Et il est vrai que l’ouvrage s’en satisfait aisément, tant ces amours vénitiennes improbables semblent s’effacer devant la quête de l’opulence vocale. Que demander d’ailleurs de plus à Donizetti ?
La partition est fièrement défendue par Friedrich Haider, coutumier de ce répertoire, qui semble tirer le meilleur parti de l’Orchestre du Staatsoper. Après une ouverture joliment enlevée, la formation viennoise ne cède jamais à la facilité et évite l’écueil de la lecture parfois presque militaire que l’on pourrait faire de la partition. Il faut noter en parallèle de ce beau tapis sonore la redoutable efficacité du chœur – masculin, la plupart du temps –, d’une belle précision et d’une grande netteté. Et cela ne semble pas l’affaire d’une seule soirée : ce premier mois de représentations viennoises a fait honneur à l’ensemble dirigé par Thomas Lang.
Le Duc de Michele Pertusi est d’une grande noblesse : on ne saurait rêver meilleur baryton pour ce répertoire. Le timbre est admirable, la voix est parfaitement modulée : du grand art, qui trouvera son apogée dans un « Vieni, la mia vendetta » tellurique. On ne peut pas en dire exactement autant de José Bros, ténor habitué des emplois de jeune premier chez Donizetti ou Bellini, mais qui ne convainc qu’à moitié. Aigre alors qu’il devrait être suave, on ne saisit pas la subite inclination d’Edita Gruberova à son égard (la réciproque n’étant d’ailleurs pas tout à fait compréhensible non plus…). Enfin, le Maffio Orsini de Laura Polverelli est une belle surprise. La mezzo-soprano italienne devra encore s’approprier le volume du Staatsoper (elle est parfois couverte lors des ensembles), mais l’intention, et surtout l’engagement, y sont. Après un acte I un peu hésitant, sa voix typée et solaire s’épanouit dans le II et dans un heureux « Il segreto per esser felici ».
Mais celle qui capte toute l’attention, c’est bien sûr Edita Gruberova, applaudie dès son entrée sur scène, la musique maintes fois interrompue par les manifestations de jubilation de ses plus fervents partisans des loges et des « Stehplätze ». Une banderole s’étale côté jardin, décrétant « Edita, simply the best ». Ecouter et voir la Reine du Bel Canto est une expérience en soi, avant même de parler une seule seconde de musique. Et lorsque le silence s’installe enfin, que les premières vocalises se font entendre, force est de s’incliner devant ce que ne saurait retransmettre aucun enregistrement ou – pire – aucun extrait clandestin de YouTube. On connaît bien sûr les faiblesses de Gruberova (qui n’affectaient pas par exemple la Caballé) : des graves d’outre-tombe (ou plutôt d’outre-gorge), d’insolites scories par-ci par-là, des attaques souvent farfelues. Mais elles constituent l’entièreté d’une voix époustouflante de presque 65 ans, accompagnée d’aigus proprement surnaturels. Le final, « Era desso il figlio moi », où elle se tient seule sur scène, sera comme un cri déchirant : un contre-mi bémol tenu pendant plus de dix secondes. La salle suspend son souffle, même le voisin inattentif se redresse dans son siège : nous sommes loin au-dessus du ciel viennois, et Gruberova est unique au monde.