Lors d’un séjour à Madrid, Dale Wasserman (le futur auteur de Vol au dessus d’un nid de coucou) découvre Don Quichotte et se prend d’un intérêt passionné pour Cervantès. Trouvant des échos entre les tribulations subies par le personnage et les péripéties de la vie aventureuse de l’auteur, il décide d’en tirer une pièce intitulée Moi, Don Quichotte dont une version diffusée à la télévision remporte un grand succès. Le metteur en scène Albert Marre le persuade alors d’en faire une comédie musicale. Avec le concours de Mitch Leigh pour la musique et de Joe Darion pour les paroles c’est chose faite en 1965. Jacques Brel, dans l’hiver de la même année, découvre l’œuvre à Broadway – où elle tiendra l’affiche plusieurs saisons – et décide de rédiger lui-même une adaptation en français, qui sera créée à Bruxelles en 1968.
En passant de l’anglais au français l’œuvre n’a toutefois rien perdu de ses caractéristiques. Fondamentalement, il s’agit de proposer au public friand de comédies musicales un divertissement à succès. Effectivement, tous les ingrédients sont là : d’abord un héros sympathique, sensible aux grands principes, rempli de bons sentiments, rendu comique et bizarre par des façons surannées, mais touchant car victime de son innocence, de surcroît enveloppé d’une aura culturelle qui le valorise d’emblée ; ensuite un entourage de partenaires divers et pittoresques parmi lesquels une amoureuse pour le héros ; enfin un grand bain d’exotisme lié au dépaysement historique et géographique. Le livret se charge des allusions réalistes – les procès de l’Inquisition – et la musique d’évoquer l’Espagne, de surprendre et d’émouvoir.
L’avouera-t-on ? Le versant musical de l’œuvre nous a peu intéressé. Conçue pour un spectacle destiné à Broadway, la partition applique sans faute des recettes adéquates, la réussite commerciale l’a prouvé. A défaut d’être séduit par la recherche constante et un peu trop manifeste d’effets propres à agir à fleur de peau ou à en mettre plein les oreilles, ou par la production d’une couleur locale relevant de tous les clichés « hispanisants », guitare flamenca comprise, on ne peut qu’admirer le savoir-faire, l’habileté, dans la confection d’un produit indiscutablement efficace. En l’absence des cordes – seule une contrebasse est présente – les vents, les cuivres et les percussions s’en donnent à chœur joie, sous la direction très dynamique de Didier Benetti.
Heureusement, l’aspect visuel n’est guère discutable. C’est dans un décor semi circulaire élégant et fonctionnel, modulable et escamotable que Bruno de Lavenère installe la prison de l’Inquisition où Cervantès, pris à partie par les autres détenus et menacé de les voir détruire un manuscrit, le sauvera en les persuadant d’incarner les personnages du récit, lui-même s’étant réservé le rôle du héros. Des projections et un immense rideau formé de lanières translucides permettent d’illustrer astucieusement l’épisode des moulins à vent et le camp des Maures, un pan coupé la cuisine de l’auberge. Les éclairages de Jacques Chatelet suivent au plus près le climat des scènes et cernent discrètement mais nettement les personnages pendant leurs airs. Les costumes de David Belugou n’appellent que des louanges, n’était le manteau extravagant de Cervantès à son entrée, à se demander si le costumier a voulu renouer avec l’esprit d’une revue de music hall.
Jean-Louis Grinda avait déjà mis en scène L’Homme de la Mancha à l’opéra de Liège, qu’il dirigeait. Il connaît donc bien l’œuvre et en tire tout le parti possible, dès l’entrée des artistes, avant même le début de la musique sur la scène ouverte où ils se disposent à devenir les prisonniers, chanteurs et figurants mêlés, ces derniers prenant des attitudes étranges, créant du même coup l’atmosphère déstabilisante d’un espace confiné où la rétention est déjà un supplice, car sa durée est indéterminée et son issue peut-être fatale.
Dans le double rôle de Cervantès et de Don Quichotte Nicolas Cavallier se montre un comédien élégant et sobre, et confère au chevalier à la Triste Figure une noblesse d’autant plus émouvante qu’elle est dépourvue d’emphase, y compris dans son chant. Marie-Ange Todorovitch dompte sa riche nature et campe une Aldonza / Dulcinea qui mérite les mêmes compliments, de mesure, de justesse et d’expressivité. On en sait d’autant plus gré à ces chanteurs à voix de se comporter en musiciens et de jouer le jeu d’un spectacle de troupe. Avec Rodolphe Briand, Sancho Pança timoré, maladroit et émouvant, Frank Thézan s’impose en truand de référence et en aubergiste au grand cœur. Jean-Philippe Corre est un Padre sympathique et Jean-François Vinciguerra donne du relief au duc acrimonieux, au dévoué licencié Carrasco et au fantastique Chevalier aux miroirs (par la grâce de projections). Laure Baert et Christine Solhosse sont parfaites en nièce et en duègne, et tous les autres chanteurs forment une troupe de muletiers de luxe. Le seul interprète à ne pas chanter est aussi le seul, à son entrée, à surjouer. Mention bien en revanche pour les interventions chorégraphiques, agréables sans être envahissantes
Durant la représentation, donnée sans entracte, le public réagit peu ; mais aux saluts on ne peut que le constater : le spectacle recueille un triomphe. On se prend alors à rêver que le Capitole remonte, avec les mêmes interprètes, le Don Quichotte de Massenet, et pourquoi pas dans la belle mise en scène réalisée par Laurent Pelly !