Le programme de salle nous propose un « catalogue amoureux de Don Giovanni » où, opportunément, Timothée Picard invite à un éclairage multiple de l’ouvrage, d’E.T.A. Hoffmann à Yves Bonnefoy, sorte de trousseau de clés propres à nous introduire dans l’univers de la réalisation strasbourgeoise. Les mises en scène de Marie-Eve Signeyrole réservent toujours leur lot de surprises, même pour le spectateur familier de son écriture et de ses techniques. Après avoir renouvelé l’approche de Nabucco, elle s’empare maintenant de Don Giovanni. Peu après la vision déshumanisée d’Ivo van Hove offerte à Garnier, voici une proposition audacieuse, de chair, de sang et de stupre, d’une force dramatique peu commune, approche dionysiaque, orgiaque, qui s’inscrit dans la descendance de l’Enlèvement au sérail de Calixto Bieito, vidéo, et participation du public en plus. Avec une exacerbation des sens, du sexe, c’est aussi violent, assorti des modifications nécessaires du livret.
Les fantasmes d’Elvira © Klara Beck – Opéra national du Rhin
Insolite se présente l’espace scénique avant que les lumières s’estompent et que commence l’ouverture : une sorte de cabine de verre, où siège immobile un personnage de blanc vêtu (Don Giovanni). Une sorte de Monsieur Loyal – Leporello – micro en main, va associer le public (volontaire et tiré au sort) à se joindre aux chanteurs. Des textes parlés – en italien, pour ne pas rompre l’unité langagière – seront greffés ici et là, explicitant la transposition contemporaine. Le décor surprend par son étrangeté : outre la cabine-vitrine, un petit podium carré, blanc, avec rotation éventuelle de son espace, occupé par deux fauteuils design ; sur une longue table une enfilade d’objets dont on présume la destination (rasoir, seringue, club de golf, poire Belle Hélène etc.) ; assorti d’un grand miroir, un comptoir où s’affaire un barman, qui se révélera être le Commandeur. Des éclairages judicieux suffiront à créer le climat requis par chaque scène, les changements s’effectuant discrètement, à vue. La vidéo en temps réel projette ses gros plans et ses messages sur un large bandeau. Une jeune femme choisit le rasoir, s’assied face à Don Giovanni, et lentement, avec une souffrance indicible qui se lit sur son visage, se sectionne les veines des poignets. Leporello, après le déplacement du corps inanimé, s’efforcera d’éponger le sang. Le ton est donné : trash, à la limite du soutenable. Les frontières du bien et du mal sont abolies. Blanc lorsqu’il est vêtu, Don Giovanni est amoral, on le sait. Mais, à la lecture de Marie-Eve Signeyrole, aucun personnage n’est épargné, sinon Donna Elvira, dont la passion flamboyante traverse toutes les scènes. Ainsi paraît explicite la relation incestueuse entre Donna Anna et son père. La direction d’acteurs, pleinement aboutie, l’engagement physique qui leur est demandé nous subjuguent. L’abondance des propositions, la richesse des lectures suggérées ne permettent certainement pas de tout décrypter au premier visionnage. Le spectateur est entraîné dans un tourbillon, souvent trouble, glauque, voire lubrique. Les corps dénudés, ou non, se mêlent, se caressent, lascifs. Maître et valet sont unis, non sans équivoque. Le trio du 2e acte, avec Elvire, est stupéfiant : après avoir massacré le cabriolet de Don Giovanni avec une violence non feinte à l’acte précédent, elle s’y unira à Leporello, qu’elle confond avec son seul amour. Au finale, ni cimetière, ni statue du Commandeur, un bar tenu par ce dernier, stylé, où l’affrontement ultime, atteint des sommets. On vous laissera découvrir les conditions de la mort de Don Giovanni.
L’orchestre est supposé porter la marque baroque, familière au chef. Las, si les effectifs et le continuo, inventif, confié au piano, l’attestent, le résultat est affligeant. Scolaire, la direction de Christian Curnyn, plongé dans sa partition, se limite à une battue synchrone, symétrique, indifférente aux équilibres dans l’orchestre, aux phrasés, comme au chant des solistes. Certaines qualités intrinsèques des musiciens demeurent – précision, souplesse, ductilité, entre autres – mais sont collectivement inexploitées, pour l’essentiel. Ce sera la seule réserve, fondamentale. Mépris, méconnaissance musicale du chef et/ou de la metteuse en scène ? Durant la fête à laquelle Don Giovanni invite la noce, les métriques combinées des trois petits orchestres sur scène sont noyées dans la fosse, perdant leur pertinence.
Don Giovanni, objet de jouissance féminine, d’abord totalement immobile, apparemment indifférent, se fera prédateur monstrueux durant le banquet où il tentera de violer Zerline. Nikolay Borchev, mû par une incroyable force vitale, campe un extraordinaire Don Giovanni. Si on a connu voix plus chaude, plus autoritaire, son engagement vocal comme physique force l’admiration. Le Leporello de Michael Nagl crève l’écran. Présentateur, animateur, mais avant tout complice indocile de Don Giovanni, sa voix séduit par son autorité, au moins égale à celle de son maître, et par son aisance dramatique et vocale. Tout sauf couard, il acquiert ici une dimension insoupçonnée, pour une fin totalement imprévue. Ottavio (Alexander Sprague), n’est pas ce bellâtre androgyne trop souvent croisé : émission et jeu s’accordent idéalement à l’équipe et au projet. Quant au Masetto d’Igor Mostovoi, il s’avère également prometteur. Donna Elvira a-t-elle jamais été aussi passionnée, absolue, violente ? Sophie Marilley, dès son « Ah ! chi mi dice mai », impose un tempérament d’exception. On oublie un certain manque de rondeur dans l’émission, tant l’engagement vocal est exceptionnel. Jeanine De Bique est une prodigieuse Donna Anna, complexe, équivoque, servie par des moyens indéniables. Voix ample, épanouie, sensuelle comme on en rencontre rarement dans cet emploi. La Zerline d’Anaïs Yvoz, fraîche, délurée, sensuelle est ravissante et mérite mieux qu’un numéro du catalogue. Préparés par Christoph Heil, les chœurs sont peu sollicités, mais de façon efficace.
Malgré la profonde déception qu’impose la direction musicale, une production d’exception – dont aura été privée son initiatrice, la regrettée Eva Kleinitz – appelée à faire date.