Troisième volet de la trilogie Da Ponte mise en scène par le patron du festival Sven-Erich Bechtold (dont le successeur a déjà été désigné), ce Don Giovanni était fort attendu par les festivaliers
L’œuvre est un véritable défi pour tout metteur en scène, tant le personnage central offre de nombreuses possibilités d’approche : incarnation du péché, libertin au sens du XVIIIe siècle, mais pas seulement, fasciné par la mort, en bute aux codes sociaux, riche de contradictions entre hésitation et détermination, dérision et authenticité, personne ne ressort indemne de son contact, et viva la libertà !
Monter Don Giovanni, c’est donc avant tout faire des choix, proposer une grille de lecture de l’œuvre, donner un sens parmi une multitude de possibilités. Ce choix, qui s’élabore généralement très en amont dans le processus créatif, est le fruit de la collaboration entre le metteur en scène et le dramaturge, et conditionne tout le reste : décors, costumes, casting, esthétique générale du spectacle.
Dans la mise en scène de Bechtold, c’est la cohérence de ce choix qui fait le plus défaut.
Il choisit de monter toute l’œuvre dans un décor unique, celui d’un hôtel de luxe dans l’entre-deux guerres, vaguement art-déco (façon Agatha Christie à la télévision), dont le hall est le siège de toute l’action. On entrevoit à l’étage les portes de chambres, qui accueilleront les activités copulatoires des différents protagonistes. Ce parti-pris ne fonctionne pas trop mal pour le premier acte, beaucoup moins bien pour le second où la scène du cimetière, par exemple, frise le ridicule. D’incessants va et vient du personnel, des mouvements de valises qu’on ouvre et qu’on ferme, des vêtements qu’on enfile et qu’on enlève, des verres qu’on remplit et qu’on vide, des escaliers qu’on monte et qu’on descend créent sur le plateau une vaine et permanente agitation qui occupe l’œil mais pas l’esprit, et cachent mal un certain manque d’inspiration.
Une première idée intéressante est proposée dès la première scène : c’est le couteau que Donna Anna tenait dans sa main pour se défendre qui, mue par un geste brusque de Don Giovanni masqué, tue le commandeur. Crime, accident, légitime défense, responsabilité partagée ? on ne saura jamais, parce que cette idée n’est ni poursuivie ni développée, et ne débouche sur rien. L’œuvre se déroule avec une abondance de détails, émaillée de propositions anecdotiques, (Elvira noie le peu de raison qui lui reste dans l’alcool, Mazetto finit son duo en caleçon, Donna Anna se transforme en Judith, avec la tête du Commandeur dans les bras, par exemple) qui ne remplacent pas le développement d’une idée fondamentale. A aucun moment l’imaginaire du spectateur n’est sollicité, ni l’émotion n’est au rendez-vous. Le Spectre du Commandeur ne fait pas peur, pas plus que les flammes de l’enfer, Don Giovanni est à peine transgressif, on ne sent dans la mise en scène aucune progression dramatique vers le dénouement final. Tout cela ferait un spectacle vraiment pauvre si un excellent casting ne venait sauver la mise.
Iurii Samoilov (Mazetto), Valentina Nafortnita (Zerlina) © Salzburger Festspiele/Ruth Walz
Les rôles masculins – en particulier – sont magnifiquement distribués. La basse italienne Ildebrando d’Arcangelo campe un Don Giovanni vocalement très solide, avec un timbre magnifiquement sombre, beaucoup de charme dans la voix et dans le physique, une énergie, une présence scénique remarquables qui rendent le personnage aussi attachant que convaincant. A ses côtés, Luca Pisaroni n’est pas en reste : lui qu’on avait admiré ici même en Comte Almaviva – il reprend le rôle dès la semaine prochaine – fait un Leporello truculent, un rien trop classe pour un emploi de domestique, mais vocalement irréprochable, de tout premier plan. Le rapport entre leur deux voix, plus sombre pour Don Giovanni que pour Leporello, crée un dynamique inhabituelle mais très juste dans leurs nombreuses interventions communes. Véritable révélation de la soirée, le jeune ténor palermitain Paolo Fanale donne au rôle un peu ingrat de Don Ottavio une présence et un charme qu’on lui voit rarement. La voix est magnifique, pleine d’énergie, tant dans les airs que dans les récits. Et si ses vocalises manquent un peu d’agilité, gageons que son physique de latin lover lui ouvrira rapidement les portes d’une grande carrière.
Iurii Samoilov, baryton ukrainien croisé jadis aux Académies d’Aix en Provence, tient fort bien le rôle de Mazetto (Alissio Arduini, le Guglielmo de l’autre soir le remplacera pour quelques représentations). Seul le Commandeur d’Alain Coulombe déçoit : voix mal timbrée et dynamique insuffisante ne lui permettent pas de donner corps à son personnage.
Du côté des rôles féminins, c’est la soprano canadienne Layla Claire, en Donna Elvira, qui donne le plus de satisfaction. Voix claire (sans jeu de mots !) et puissante, avec une grande facilité à vocaliser, timbre riche, elle fait preuve d’une belle assurance. A ses côtés, la Donna Anna de Carmela Remigio manque un peu de consistance, les performances vocales sont moins spectaculaires, tandis que Valentina Nafornita en Zerline allie charme et talent dans un mode plus léger.
Dans la fosse, l’orchestre du Wiener Philhamoniker fait des merveilles, lui aussi, sous la houlette d’Alain Altinoglu qui assure également le continuo sur pianoforte. La richesse de timbre des interventions des vents, le moelleux des cordes assurent dès l’ouverture une exceptionnelle qualité musicale qui perdurera tout au long de la soirée. Le choix de tempi un peu lents peut parfois surprendre, mais ne nuit en rien à la théâtralité du propos, il en renforcerait même plutôt le caractère sombre et dramatique.