Voici deux Don Giovanni en un.
Le premier, c’est celui de Giovanni Antonini et de l’orchestre de chambre de Bâle. Tout y est précis, net, nerveux : un Don Giovanni qui a du jarret et du chic, mais n’oublie jamais de chanter, ourlant des phrasés qui osent la lenteur voire la suspension dans les deux airs d’Ottavio et même dans un « Vedrai Carino » où les timbres de l’orchestre rivalisent de fruité. Un Don Giovanni aussi qui, dans sa rigueur même, trouve les angles et les aspérités qui en sont la part inquiétante – notamment dans un final implacable (que ne suit pas l’ensemble conclusif – « Ah dov’é il perfido… Quest’è il fin », et c’est très bien ainsi). A l’appui de cette lecture scrupuleuse, une équipe de chanteurs dont le premier soin est le texte : rarement aura-t-on entendu un tel souci d’intelligibilité, jusque dans les récitatifs, traités avec un soin extrême. Ce cisèlement du mot n’omet pas celui de la ligne de chant, ni de la couleur. En Anna, Julia Kleiter livre une leçon de chant mozartien, tout de pudeur et de douleur, sans jamais convoquer les grandes orgues du pathos. Il en va de même de Benjamin Bruns, d’une délicatesse mâle, d’une virtuosité sans emphase, que le public salue sans réserve. La Zerline de Giulia Semenzato appartient à la grande tradition des italiennes qui n’ont pas besoin d’être vulgaires pour séduire ou piquer, et ses deux airs révèlent un charme naturel qu’on pensait révolu. Plus embarrassée vocalement, Lucy Crowe n’en est pas moins une Elvire de grand style. En cumulant le Commandeur et Masetto, David Steffens renoue avec les premières distributions voulues par Mozart : vertigineux passage d’un rôle bouffe à un rôle de père noble, que le chanteur allemand effectue avec une facilité confondante, étant aussi convaincant dans les deux – avec même en Commandeur une autorité glaçante, rare chez un si jeune chanteur. Plus en retrait et remplaçant au pied levé Christian Senn, Ruben Drole est d’une bonhomie et d’une sincérité touchantes.
Le second Don Giovanni, c’est celui d’Erwin Schrott, qui assure en outre la mise en espace de cette version de concert – une mise en espace confinant en réalité à la mise en scène, souvent extrêmement astucieuse, et parfois franchement drôle. C’est d’ailleurs ainsi que Schrott conçoit son rôle : un Don Giovanni roublard et viveur, très dix-huitième siècle libertin, ne prenant en charge aucune des ambiguïtés dont l’a empesé la métaphysique du dix-neuvième siècle, et résistant jusqu’à la fin à tout scrupule et à toute conscience. Son ascendant physique, la façon même dont il se met en scène, lui donnent la place centrale. C’est peut-être là du reste que le bât blesse : meneur de jeu, arpentant la scène, omniprésent, il confine les autres chanteurs à des postures plus statiques, et cela déséquilibre parfois l’ensemble. Mais c’est surtout vocalement qu’on entend autre chose : un chant plus débraillé, constamment entre le parlé et le chanté, par ailleurs puissant quand il le faut, intelligent toujours, mais se souciant plus d’effet que de musicalité – bref un vrai acteur-chanteur rétif à l’orthodoxie mozartienne de stricte obédience incarnée par ses collègues.
La combinaison des deux visions fonctionne néanmoins parce que Schrott est la mèche qui allume le feu, et brûle les planches, entraînant le reste de la distribution et lui insufflant son insolence (mettant même à contribution les fort sérieux musiciens de l’orchestre), éléphant rigolard dans un magasin de porcelaines rares, raflant la mise en vrai voyou lyrique, généreux ; en somme, irrésistible.