Noir, c’est noir ? A la question de choisir une couleur pour Don Carlo de Verdi, représenté à Strasbourg puis Mulhouse jusqu’au 10 juillet prochain, Robert Carsen n’a pas eu l’ombre d’un doute : noir, le décor unique – un parallélépipède rythmé selon les scènes par des cloisons, des portes et des fenêtres – ; noirs, les costumes – robes et soutanes donnant l’impression que l’intégralité de l’opéra se déroule dans les cellules obscures du Couvent de Saint-Just ; noire, l’issue du drame revue et corrigée à rebours de la musique, du livret et de l’histoire d’Espagne. On n’en dira pas davantage pour ne pas priver les prochains spectateurs de la seule surprise que leur réserve une mise en scène souvent paresseuse. Si surprenante soit l’idée, elle s’avère trop anecdotique pour nourrir le propos quatre actes durant – version de Milan oblige. Il faut pour capter l’attention dans ce noir intégral le sens du geste théâtral qui distingue, comme à chaque fois, le travail de Robert Carsen : l’intelligence du mouvement ; la caractérisation des personnages à l’aide d’infimes détails qui, ajoutés les uns aux autres finissent par dessiner les visages avec netteté ; les références glissées çà et là tels le crâne suggérant les similitudes entre Don Carlo et Hamlet, le bureau du Roi imité des vanités picturales ou cette silhouette dans un encadré de fenêtre qui rappelle Las Meninas de Vélasquez.
Si Robert Carsen a trempé son pinceau dans la palette de Soulages, Daniele Callegari, lui, dit opter pour un camaïeu de brun, ensemble de couleurs « chaudes et sombres, tragiques et mélancoliques » dont l’orchestre et, plus encore, les chœurs d’une homogénéité et d’une richesse de nuances remarquables, forment le pigment. Cette matière musicale dense supporte un discours animé dont l’éloquence n’a rien d’ostentatoire. Ce ne sont pas les contrastes qui fouettent le récit mais la tension que le chef parvient à maintenir tout au long de la représentation.
© Klara Beck
Ce qui saute aussi aux oreilles dans cette représentation strasbourgeoise de Don Carlo, c’est combien la musique de Verdi est intraitable, combien elle met les interprètes en danger et combien de risques elle comporte pour de jeunes chanteurs. Tel est le cas de l’inquisiteur doucereux d’Ante Jerkunica, Titurel pourtant mémorable à Madrid il y a peu, dont le manque d’ampleur dans l’aigu déséquilibre le duo avec Filippo II et dont les imprécations (« vi prostrate ») se noient dans le maelström orchestral à la fin du 3e acte. Tel est encore plus cruellement le cas d’Andrea Carè, ténor doté d’une voix égale et chaleureuse, idéalement placée pour le rôle de Carlo mais vite déstabilisée par les à-coups de l’écriture, violentant son instrument pour atteindre les notes demandées, au risque de l’endommager. Plus expérimentée, Elena Zhidkova n’en est pas moins bousculée par une chanson du voile qui expose son incapacité à vocaliser. Le troisième acte la montre, fatiguée, contrainte d’écourter les notes les tendues du « don fatale » pour pouvoir mener l’air à son terme. Cette Eboli, moins matrone qu’à l’ordinaire, devrait mieux faire valoir son mezzo soyeux à Paris dans Cavalleria rusticana la saison prochaine (en alternance avec Elīna Garanča).
Si l’on omet des seconds rôles irréprochables, parmi lesquels se détache la Voce dal Cielo lumineuse et juste de Francesca Sorteni, reste Stephen Milling, basse originaire de Copenhague, habituée dans Wagner à grossir une voix naturellement lourde comme on parlerait en roulant des yeux. Pourtant, lorsque l’émission est davantage contrôlée, l’on devine derrière la puissance et la silhouette imposante du roi la détresse de l’homme. Déjà réunis dans le même ouvrage à Bordeaux en début de saison, Tassis Christoyannis et Elza van den Heever transforment ce qui était alors un coup d’essai. Lui d’une élégance qui doit autant au legato qu’à l’attention portée à certains détails – le trille dans le trio du premier acte par exemple –, moins héroïque que vulnérable et par là même plus touchant, dût le fameux duo avec Carlo ne pas faire autant d’étincelles que d’autres fois, quand, au contraire, l’affrontement avec Philippe II (« Restate ! ») chargé d’intentions s’impose comme un des temps forts de la représentation. Elle, sur la réserve dans un premier temps, le médium et le grave moins affirmés, mais toujours capable de doser l’intensité des notes les plus aigües, soit filées, soit au contraire violemment projetées. Comme à Bordeaux, c’est dans le dernier acte que le chant donne toute sa mesure, avec un « Tu che le vanità » habité, où inflexions et nuances suivent au plus près les états d’âme existentiels de la reine, puis lors du duo final, lorsqu’enfin libérée, la voix s’épanche en un long sanglot. Âmes sensibles, préparez vos mouchoirs.