Créé en français à Paris en mars 1867, Don Carlos fut repris en avril 1869 à Parme dans une version qui pose question car non référencée par les exégètes. La première version en langue italienne habituellement reconnue est en effet celle de Naples, datée de 1872. Pourtant, dès juin 1867, l’opéra était représenté en italien à Londres puis en octobre de la même année à Bologne où comme à Parme, Teresa Stolz, l’égérie et selon certaines sources la maîtresse de Verdi, chantait Elisabetta. Elle devait créer peu d’années après, en 1872, Aida à Milan – ce qui donne une idée de l’étendue de son soprano, la vocalité de la reine d’Espagne ayant peu à voir avec celle de l’esclave éthiopienne. Représenté plus de vingt fois de suite, du 24 avril au 31 mai, Don Carlo (sans le « s » final donc) disparut de l’affiche pour ne réapparaître qu’à six reprises au Teatro Regio avec des distributions toujours prestigieuses. Citons pour le seul rôle de Filippo II, Cesare Siepi en 1951 et 1961, Boris Christoff en 1981 et Nicolai Ghiaurov en 1998 aux côtés de la regrettée Daniela Dessi en Elisabetta.
C’est ce flambeau chargé d’histoire que reprend l’équipe réunie autour d’une nouvelle production signée Cesare Lievi, metteur en scène les saisons dernières à Genève puis à Monte-Carlo d’une Wally dont nos confrères, Fabrice Malkani et Laurent Bury, avaient alors salué le traitement littéral. Une même approche scrupuleuse caractérise ce Don Carlo, d’une fidélité irréprochable au livret dans un parti-pris esthétique qui ne néglige cependant pas le mouvement. Dissimulée derrière des parois de marbre coulissantes, représentation du tombeau de Charles Quint et métaphore décorative d’une cour d’Espagne claustrée, l’Inquisition tire les fils d’une intrigue où, contrairement à Strasbourg en juin dernier, le dénouement surnaturel est respecté. L’Empereur supposé défunt surgit finalement de son tombeau pour tirer l’Infant des griffes impitoyables de son père.
© Roberto Ricci
A la baguette, Daniel Oren tente de discipliner les cuivres, seul pupitre dissident d’un régiment instrumental et choral sinon en ordre de marche. Sans faire d’étincelles si ce n’est à la toute fin de l’opéra, sa direction a le mérite de rester concentrée sur l’essentiel, à savoir le drame et rien que le drame dans toutes ses composantes, humaines, religieuses, politiques et sentimentales.
Placé sur la première marche du podium par un public chaleureux, Michele Pertusi est un de ces Filippo II dont les fêlures l’emportent sur l’orgueil. La silhouette altière du souverain d’Espagne, que les costumes de Maurizio Balò rendent encore plus impérieuse, va à l’encontre d’une voix dont les griffures du timbre et le défaut d’autorité participent à la caractérisation. Face à lui, le Grand Inquisiteur de Ievgen Orlov, limité dans l’aigu et la largeur de la déclamation, n’est pas un adversaire de poids. Serena Farnocchia, dont on avait aimé l’interprétation irisée de Cio Cio San à Lille, se débat dans les filets d’une écriture trop grave, Elisabetta qu’un léger vibrato montre plus humaine et plus fragile que ne l’a imposée l’usage. L’insoumission et une certaine timidité scénique disent la jeunesse de la Reine. Plus que dans « Tu che le vanità », c’est dans un duo final extasié que son chemin de croix prend tout son sens. Transfiguré par l’usage de la voix mixte, José Bros résout dans cet ultime numéro les problèmes posés auparavant par une émission claironnante. La vaillance de l’infant se paye à coups d’aigus exagérément ouverts qu’un effort de nuance parvient à tempérer. En Eboli, le tempérament de Marianne Cornetti l’emporte sur l’absence d’agilité dans une chanson du voile qu’elle sait rendre sensuelle, malgré des vocalises approximatives, et plus encore dans un « Don Fatale » justement phrasé, pourvu de cet élan imparable dont seuls les grands verdiens ont le secret. A un Posa dépourvu de pugnacité enfin, Vladimir Stoyanov offre la douceur du timbre et la chaleur du legato qui fait le baryton violoncelle et constitue, en termes de chant pur, le meilleur de la représentation.