Depuis des lustres maintenant le lancement d’un nouvel album de Cecilia Bartoli est organisé avec une professionnalité hors pair. C’est encore le cas pour ce dernier enregistrement, intitulé Dolce duello, ou elle partage la vedette avec la violoncelliste Sol Gabetta. En prélude à la sortie du disque, en septembre, et à la tournée européenne qui devrait suivre, un concert est donné en première mondiale dans l’église de Saanen où naquit le festival de Gstaad grâce à Yehudi Menuhin. Le choix du lieu participe-t-il de la stratégie ? Outre sa charge référentielle, il ne peut accueillir qu’un nombre restreint d’auditeurs et a peut-être suscité le désir d’être des privilégiés car le concert affiche complet depuis des mois. Enfin l’image des deux artistes, probablement inspirée par celle de Brigitte Bardot et Jeanne Moreau dans le film Viva Maria, a l’aspect léché des photographies retouchées. A quoi s’attendre ?
Le passé de Cecilia Bartoli témoigne assez en sa faveur pour éloigner toute appréhension. La qualité musicale qu’elle recherche obstinément, aucune campagne publicitaire ne l’a jamais compromise. Ce concert en sera une nouvelle démonstration. Quand elle fait son entrée, avec Sol Gabetta, par la travée centrale de la nef et que les applaudissements crépitent, on ne voit pas l’image glamour dans sa pose figée mais deux femmes séduisantes dont l’exceptionnel talent artistique n’est plus à découvrir, ce qui rend d’autant plus périlleuse chaque étape nouvelle. Lorsqu’elles saluent, main dans la main, on ne voit plus les actrices de Louis Malle, mais les deux sœurs de Mozart, Fiordiligi et Dorabella, et le « cinéma » laisse toute la place à la musique.
A première vue, le concert fait la part belle à la voix, le violoncelle n’étant soliste qu’en deuxième partie. Pourtant – et l’on aimerait savoir comment ce résultat a été atteint, si l’écriture de l’accompagnement des airs a été aménagée pour en faire un partenaire très présent de la voix – il participe à presque tous les airs chantés par Cecilia Bartoli. Cela amène à se dire que le titre Dolce duello est plus suggestif que véridique, parce que l’instrument n’est pas en conflit avec la voix mais lui est complémentaire. En revanche, lorsque la voix est en face-à-face avec le hautbois ou le violon qui l’imitent, la doublent ou la piègent, on assiste bien à des duels, qu’elle ne remporte pas quand Andrès Gabetta la sème d’une accélération foudroyante sur son Guarnerius de 1727.
Frère de la violoncelliste, il dirige un ensemble de dix-huit musiciens sur instruments anciens qui porte son nom, la Cappella Gabetta. Sa précision rythmique semble infaillible et il obtient une exécution quasiment irréprochable, n’était la brève bavure d’un cor. La cohésion, la finesse, la transparence, les contrastes, l’énergie, rien ne manque au bonheur de l’auditoire, qui peut apprécier l’orchestre de façon « indépendante » d’abord dans l’ouverture du Ciro riconosciuto de Hasse qui met en valeur les cordes, ensuite dans l’ouverture de l’ Ariodante de Carlo Francesco Pollarolo, étonnante pièce au climat dramatique, avec une marche par les cordes, des scansions des cuivres, un accelerando crescendo saisissant, un orage mourant et surtout des couleurs quasiment wébériennes en 1718 ! Superbe encore l’exécution des « Danses des Furies » tirées de l’Orfeo ed Euridice de Gluck (1762), et évidemment l’écrin offert à Sol Gabetta pour le célèbre concerto n°10 pour violoncelle de Boccherini où la virtuose fait chanter son Guadagnini comme un soliste au sein d’un chœur, en communion organique avec les voix multiples. Son toucher et ses attaques ne cèdent jamais à la tentation de l’effet et conservent, sans méconnaître la « follia » sous-jacente, une élégance pleine et entière.
Ce n’est pas l’élégance que vise Cecilia Bartoli, mais l’expressivité du chant au travers de la maîtrise de la rhétorique belcantiste. On n’entreprendra pas de détailler par le menu comment, d’un air à l’autre, elle déploie pour un auditoire qui en oublie de tousser les procédés qui ont assis sa réputation de virtuose. Si dans l’air d’entrée, tiré de Il nascimento dell’aurora, de Tommaso Albinoni, (1721) la voix ne semble pas totalement à son aise, les agilités un rien ralenties dans un air au climat agité, elle retrouve les prestiges familiers dans l’air d’Emirena de l’opéra Nitocri (1722) où le violoncelle répond en écho à la réflexion plaintive. La même séduction s’exerce dans l’extrait de San Sigismondo, re di Borgogna (1687) où l’attaque à découvert et les variations en écho avec le violoncelle sont suivies d’une série de demi-teintes avec des ports de voix et des notes tenues propres à impressionner. Si cette pièce était surtout dans le medium, la suivante, un air d’Adelaide de Porpora (1723) sollicite la voix dans toute son étendue, la musique mimant le texte qui décrit une chute d’eau dans sa course du haut jusqu’au bas, prétexte à des graves profonds sans céder à la tentation de les exagérer. C’est un festival de sauts, de vocalises, d’escalades, de sons tremblés, qui va culminer dans le duel avec le violon lors de la reprise et déclenchera un tonnerre d’acclamations. Retour au calme avec « What passion cannot Music raise and quell » tiré de l’Ode à Sainte Cécile pour sa fête, empreint de la ferveur confiante d’une interprète concernée. Un « must » de son répertoire, « Lascia la spina cogli la rosa » déclenche à nouveau l’enthousiasme, et on admire une interprétation sur laquelle le temps n’a pas de prise. On admire d’autant plus un extrait du Teseo de Händel (1713) où la voix rivalise d’agilité avec le hautbois, un de ces airs à effets de miroir et d’échos où le chant semble s’affranchir des limites physiologiques et où reste la griserie d’un son flottant qui ravit.
Après l’entracte, l’air d’Alceste dans Arianna in Creta (1734) « Son quel stanco pellegrino » se partage entre dolorisme et confiance retrouvée, avant le nouveau feu d’artifice vocal provenant du Siroe, re di Persia (1760) de Hermann Raupach – qu’elle avait tiré de l’oubli avec son disque sur l’opéra russe au XVIIIe siècle – où l’instabilité marine devient l’image de la vie de Laodice, qui déchaîne les ovations.
Après le concerto de Boccherini, le retour conjoint des deux artistes aux saluts de fin de concert multipliera les rappels, et deux bis seront accordés gracieusement : « Sovvente il sole » de Vivaldi et une « Danza » endiablée où la voix et l’instrument s’épaulent une dernière fois dans une explosion de vitalité qui soulève l’auditoire, au sens littéral ! Que conclure, sinon : lancement réussi ?