Elle n’a pas pris une ride cette mise en scène de la Flûte enchantée par Robert Carsen, joueuse, champêtre (du moins au début), naturelle, drôle, assez peu maçonnique, amicale et humaniste. L’Opéra de Paris la retransmettait vendredi 22 depuis l’Opéra-Bastille, captée en direct devant une salle (presque) vide et l’offrira, moyennant un prix d’ami, sur la plate-forme L’Opéra chez soi jusqu’au 21 février. Ne serait-ce que pour un cast merveilleux (mais pas seulement), on vous conseille d’y aller voir.
Oui, une production qui semble inoxydable. Elle fut créée en 2013 à Baden-Baden (Pavol Breslik, Kate Royal, Michael Nagy, Ana Durlovski, Dimitry Ivashchenko sous la direction de Simon Rattle), reprise l’année suivante à Bastille (Breslik, Julia Kleiter, Daniel Schmutzhard, Sabine Devieilhe -déjà-, Franz-Josef Selig, dirigés par Philippe Jordan), puis en 2019 à Bastille (Julien Behr, Vannina Santoni, Florian Sempey, Jodie Devos, Nicolas Testé, sous la baguette de Henrik Nánási).
© Charles Duprat
La version 2021 met en valeur dans une forme superlative la jeune génération des chanteurs français. On y reviendra, le temps de planter le décor : une vaste étendue de gazon synthétique, un écran où se projette une forêt verdoyante, une tombe ouverte dont surgit Tamino, vêtu de blanc. Tout-à-l’heure, ce seront trois tombes (forcément trois), qu’on verra, par où descendront le jeune prince et Papageno vers l’empire des morts, le noir empyrée où ils seront aux prises avec l’angoisse, le désespoir, la peur, autrement dit la mort. Le mot Tod, la mort, dit Carsen, est prononcé quelque soixante fois dans le livret, et il y a deux tentatives de suicide (Pamina par le fer, Papageno par la corde). Ne pas se fier donc au côté Jardin des Finzi-Contini des premières images.
Au monde du blanc, celui de Pamino et Pamina, répond celui du noir (la Reine de la Nuit, Sarastro, les Trois Dames), et l’entrée des prêtres, la tête couverte d’un crêpe noir sera impressionnante. Beau défilé de pardessus, dont on sourira d’abord (le côté funérailles du Parrain), puis beaucoup moins quand, les voiles arrachés, on verra qu’ils sont tous masqués de noir, pandémie oblige.
© Charles Duprat
L’enchantement commence
Mais donc voici Tamino remontant des tréfonds. Que faisait-il là-dessous ? Il s’y battait avec le serpent du mal, et le voilà sauvé par trois Dames, très veuves de mafiosos (lunettes noires, manteaux noirs assez chics, jupes fendues, talons Louis XV), naturellement émoustillées par le frais jeune homme après avoir trucidé la bête de trois coups de pistolet à bouchon. Sur l’écran du fond, elles font apparaître la belle Pamina. « Dies Bildnis », chante Tamino, et l’enchantement commence… Cyrille Dubois sera un merveilleux prince, parangon de chant mozartien, ténor lyrique léger à la voix aérienne. On évoquera des souvenirs du côté de Wunderlich ou de Simoneau… Legato, demi-teintes, des notes hautes faciles, un médium rond, un beau vibrato à volonté, de l’éclat et de l’héroïsme à l’occasion, parfois un ornement ou une colorature ajoutée pour le plaisir, enfin tout…
© Charles Duprat
Sur ces entrefaites, arrive la Reine de la Nuit, chignon banane sous le crêpe noir, lunettes noires, et sous le manteau d’après-midi la petite robe noire indispensable (relire Chanel). Ouvrons ici une parenthèse : cette Reine des Etoiles (Sternenkönigin, dans la VO) outre son élégance très couture ne sera pas la méchante habituelle, mais une mère douloureuse, et dont les relations avec Sarastro, vues par Carsen, seront étrangement apaisées. En gros, ils ont divorcés, mais restent bons amis, et l’image finale (on y reviendra) sera inédite.
Mater dolorosa
En conséquence, le chant de Sabine Devieilhe, qui a interprété le rôle dans maintes productions de tous styles, suggèrera ici davantage la souffrance que la fureur habituelle. Dès le récitatif accompagné « O zittre nicht, mein lieber Sohn », on est frappé par la couleur chaude de la voix et la tendresse du phrasé, qu’on retrouvera dans l’aria « Zum Leiden bin… » Pureté des aigus, beauté de la ligne, la pauvre mère dont on a enlevé sa fille, joue de toute sa séduction (le personnage et l’interprète) pour convaincre le prince naïf de partir à la recherche de Pamina. Comment résister à ces souples vocalises, ces notes piquées (et toujours expressives) et à ces trilles impeccables ? En plus, la gentille maman, décidément en veine de convaincre, roule une pelle au pur enfant.
© Emilie Brouchon
Le voilà parti, en compagnie de Papageno. Le Papageno d’Alex Esposito n’est pas très oiseleur. Il serait plutôt randonneur, ou routard un peu fauché, avec sac de couchage dans le dos et glacière en plastique. Les Trois Dames lui rendent au moyen d’une télécommande la voix dont elles l’avaient privé, voix au demeurant solide. Rossinien chevronné (Figaro aussi bien que Maometto II), mozartien accompli (Don Giovanni et Leporello), c’est en comédien qu’Alex Esposito construit son personnage, mais son beau timbre de baryton-basse tiendra toute sa place notamment dans les ensembles (excellents). Truculent, faraud, poltron, il brille aussi dans les parties dialoguées, qu’il déroule à un train d’enfer (on comprend que les Dames le réduisent au silence).
Autre régal vocal, Julie Fuchs, qui dessine une Pamina plus femme que jeune fille, à la voix opulente, d’une étoffe voluptueuse, ce qui n’exclut pas le brillant, très fine mouche, vive et joyeuse, pour le moment aux prises avec le Monostatos libidineux à souhait, mais très humain, de Wolfgang Ablinger-Sperrhacke.
© Charles Duprat
Vif-argent
Le finale du premier acte est une réussite parfaite, avec le retour des trois enfants (deux garçons et une fille, en l’occurrence !, qu’on voit apparaître en trio de footballeurs dans le parc, on pense à Blow Up), le dialogue accompagné de Tamino avec le premier Prêtre (excellent Michael Nagl au bronze impeccable), la survenue de Monostatos accompagné de son équipe de fossoyeurs patibulaires (que le glockenspiel transformera en amoureux non-transis de leurs pelles -on fait avec ce qu’on a) et enfin le duo avec chœur entre Sarastro et Pamina.
On a connu des Sarastro à la voix plus sépulcrale que celle de Nicolas Testé, mais il compense cela par une composition d’une bonté toute paternelle. « Un homme doit guider ton cœur », dit-il à sa fille, « sans homme une femme s’écarte trop du domaine qui est le sien ». Propos peu éclairé pour un homme des Lumières, mais qui annonce l’entrée de Tamino et sa première rencontre avec Pamina, entrecoupée des bouffonneries de Monostatos. Rencontre muette pour l’instant, ils chanteront plus tard, quand ils seront libres, une fois franchies les épreuves.
Dans cet ensemble complexe comme seul Mozart sait les mener, aussi théâtral que musical, brille la direction vif-argent de Cornelius Meister. Dès l’ouverture, menée à un tempo très rapide, on avait pu remarquer son attention aux couleurs -cordes tour à tour soyeuses et volubiles, bois savoureux- et à la précision, jamais guindée, de la pulsation. Direction éminemment théâtrale et aimable, très souple dans l’accompagnement, et solide dans les grandes architectures des fins d’actes mozartiennes, avec leurs changements de rythme acrobatiques.
© Charles Duprat
L’empire des morts
La deuxième partie, après la solennelle prière « O Isis und Osiris », chantée d’une voix d’airain par Nicolas Testé, va nous faire descendre dans un tombeau, dont les cercueils culbutés évoqueront vaguement une Egypte rêvée. Noir complet. Trois interminables échelles descendent des tombes qu’on a vues tout-à-l’heure dans la prairie printanière, dont ce sépulcre est le négatif. C’est l’antichambre des épreuves, à l’ambiance très Indiana Jones. Passent les Trois Dames, puis Monostatos. Lui aussi voudrait trouver l’âme sœur. Papageno et lui incarnant en somme deux aspects de l’homme ordinaire.
C’est dans ces lieux sinistres que Papageno sera en butte aux avances d’un abominable squelette en robe de bal (Papagena, bien sûr) tandis que là-haut la Reine de la Nuit voudra persuader Pamina de tuer Sarastro. Curieusement, elle le fait en présence de Sarastro tapi dans l’ombre, et qui semble la manipuler, comme si c’était une autre épreuve à laquelle elle soumettrait sa fille.
En l’occurrence, si Carsen tord là quelque peu le bras du livret, du moins Sabine Devieilhe chante-t-elle ce « Der Hölle Rache », grand air « de fureur », avec une puissance impavide, des notes staccato imperturbables et une maitrise stupéfiante d’une partition impitoyable. Et c’est ensemble, et presque main dans la main, que Sarastro et la Reine de la Nuit entraîneront Pamina sur le chemin des épreuves.
La première de celles-ci, ce sera de faire face au silence de Tamino, l’occasion pour Julie Fuchs de déployer enfin sa voix. L’aria « Ach, ich fühl’s », longue déploration profondément mélancolique, elle le chantera avec une gravité désemparée, beaucoup de pudeur, de tendresse blessée, de simplicité, d’émotion. Ligne de chant soutenue, couleurs estompées, et une maturité vocale et expressive qui donne au personnage de Pamina un éclairage très personnel.
© Elisa Haberer
Une guest star
Le majestueux chœur « O Isis und Osiris » marque le début du deuxième Final. Tous deux voilés, Tamino, soutenu par Sarastro, et Pamina, guidée, chose étonnante ! par la Reine de la Nuit, doivent se séparer. Superbe trio « Soll ich dich, Teurer, nicht mehr sehn » (les voix de Cyrille Dubois et Julie Fuchs, la clarté de l’un, la chaleur de l’autre, étaient faites pour aller ensemble). La Reine, en guest star silencieuse, fait la quatrième.
Pendant ce temps, Papageno, toujours prisonnier du tombeau, se la joue Hamlet, crâne en main (Schikaneder, créateur du rôle, était, parait-il, le meilleur Hamlet de son temps).
Les trois enfants, tous trois maintenant en robes blanches, copies de celle de Pamina, lancent la scène de l’Initiation (pimpant contrechant du basson) et dissuadent d’abord Pamina désespérée de mettre fin à ses jours, tandis que la forêt prend des couleurs automnales grisâtres, et bientôt s’enneige, toute la nature se mettant à l’unisson des puissantes couleurs tragiques de Julie Fuchs, ici.
Les jeunes gens, guidés par la flûte (« Par la force de la musique, nous avancerons joyeux au travers de la sombre nuit de la mort ») franchiront les rampes de feu et recevront une pluie lustrale (en l’occurrence des perles de verres). Le Singspiel nous vaudra encore un épisode tragico-bouffe, le presque suicide de Papageno au désespoir d’avoir perdu sa Papagena, qui réapparaitra en routarde de charme (Mélissa Petit), pa-pa-pa-pa….
© Svetlana Loboff
Le franc-maçonnisme par-dessus les loges
C’est le moment où les forces du Mal (la Reine, les Dames et Monostatos) lancent d’habitude leur contre-attaque, à grands renforts de timbales et d’éclair, échouent lamentablement et sont engloutis dans la nuit éternelle. Mais c’est ici que Robert Carsen, jetant avec désinvolture le franc-maçonnisme par-dessus les loges, va proposer autre chose. En l’occurrence, écouter ce que dit la musique plutôt que le texte, c’est-à-dire la réconciliation. Tout opéra de Mozart -c’est son rêve de fraternité- se termine toujours par un retour à l’harmonie. Quelque drame qu’on ait traversé, la communauté humaine se regroupe dans un accord final (en majeur, bien sûr).
Et c’est ainsi que, dans la prairie que le printemps verdoie, on verra se joindre au chœur des initiés, tous en blanc, style partie de campagne ou finale à Wimbledon, et au double duo des amoureux, la Reine, vêtue de blanc, les Dames itou, et même Monostatos, pas si méchant que ça…
Finale humaniste, utopique peut-être, et applaudissements, un peu volontaristes, des rares personnes présentes dans Bastille. Le message d’espoir de Robert Carsen s’enrichit évidemment d’un nouveau sens dans le contexte actuel.