Etrange, cette renaissance de l’Opéra de Paris. Voici donc la Walkyrie annoncée, différée, quasi annulée, reprise, remise, et enfin donnée. Dans une Bastille déserte, dont les accès principaux sont fermés, on se glisse jusqu’au premier balcon pour assister à ce qui ressemble à une répétition de concert – musiciens en bras de chemise, entrées et sorties au fil de l’eau – mais qui est en fait une captation en une seule prise dans ce studio géant et plus glacé que jamais.
Sortant de son long sommeil, l’orchestre, ce soir-là, ne joue pas Wagner : il le dévore, le secoue, le transperce. C’est une faim, c’est une joie. Sur la vaste scène, dans un dispositif physique marqué par la distanciation sociale, l’orchestre s’embrase comme un morceau d’étoupe aux premières mesures de la course folle de Siegmund. De cette coulée de lave, Philippe Jordan s’ingénie à sculpter les détails. Tantôt il dissocie les couleurs, tantôt il les assemble, il obtient aussi bien l’embrasement inouï de la Chevauchée que les insinuations amères des dialogues de Fricka et Wotan, et tant d’autres détails sertis dans un propos qui ne cesse d’avancer, de raconter, d’exprimer.
De cette capacité de l’orchestre et de son chef à ouvrager la partition sans jamais en perdre la flamme surgit à plusieurs reprises quelque chose qu’on n’avait pas entendu depuis longtemps dans cette œuvre, ni peut-être même à l’opéra en général : une humanité profonde et grave. Nous ne sommes plus au théâtre, dont tous les prestiges ont été démontés, défaits, dont la déroute logistique est consommée (malheureusement pour Calixto Bieito), mais dans un moment où la puissance symphonique atteint aux confidences de la musique de chambre, et nous atteint directement, sans écrans ni maquillages. Nous voici au cœur.
On a beaucoup glosé sur les changements de distribution. L’annulation in extremis de Jonas Kaufmann eût en d’autres temps été un désastre commercial. Elle semble ici n’être qu’une péripétie de plus – mais l’on regrette vivement qu’il n’ait pu frotter son Siegmund de chair et de sang aux sortilèges de Philippe Jordan et de l’orchestre : quelques fulgurances en fussent assurément sorties. Stuart Skelton offre néanmoins une prestation de très haut vol en parfait expert du rôle que, seul, il interprète par cœur. Si le timbre parfois s’engorge, il est aussi capable de velours, et le legato de violoncelle que l’artiste travaille visiblement (jouant de ses mains comme un archet) fait vibrer le personnage. Il n’a pas besoin de forcer sa voix pour faire de Siegmund un héros : aussi peut-il en dévoiler la part sensible.
C’est à la même discipline que s’astreint Iain Paterson. Familier de Wotan, il n’a pas le timbre de cuivre de bien d’autres. C’est un Wotan diseur. L’allemand de cet Ecossais est sans faille, et détaillé avec un soin de Liedersänger. La projection n’est pas immense, mais la phrase est pesée et sentie, et il se permet un Sprechgesang que peu de barytons oseraient dans ce rôle : chanter Wotan ainsi sur le fil est un pari de souffle et de sens, que Jordan accompagne avec une attention maniaque. Cela donne parfois l’impression que le chanteur travaille surtout pour le micro, et après tout comment lui donner tort, puisque la salle est vide ? En dieu trop humain, déliquescent et éperdu, il est exceptionnel et ne peine à convaincre que si l’on aime son Wotan de bronze et de ténèbres.
En Hunding, Gunther Groissböck est presque trop noble de ton et de style. Mais il compense par une noirceur de timbre et un mordant d’articulation qui sont des plus grands – quelque chose comme un Gottlob Frick mieux peigné. Il est de ceux ce soir-là qui perdent un peu à n’avoir pas chaussé les cothurnes : la bête de scène est retenue par ce dispositif singulier. Il en va de même de Martina Serafin, Brünnhilde enflammée et sanguine, adamantine de timbre, échevelée d’intentions, dont on sent bien qu’elle se roulerait par terre si elle le pouvait, en vierge sacrifiée – la parfaite rectitude de son chant offre néanmoins une Brünnhilde lumineuse, sorte d’Elsa de Brabant montée à cheval. En Fricka, Ekaterina Gubanova est, elle, toute d’austérité et de fermeté. Elle ne tente pas de surjouer un rôle qui, on le sait, verse trop souvent dans la matrone indignée : elle est au contraire d’une justesse de ton absolue et à cet égard consonne merveilleusement avec Paterson, tous deux entremêlant leurs phrases avec un sens parfait de la nuance et du mot qui frappe. Les huit Walkyries, chantant depuis la salle, sont parfaitement épiques – avec, petite curiosité, une invraisemblable Ricarda Merbeth en Helmwige.
Cette équipe aurait dû être rejointe par une Eva-Maria Westbroek empêchée, si on a bien compris, parce que cas contact. Ce contact malheureux aura du moins permis un autre contact. Une sorte de rencontre du cinquième type. Le choc d’une comète. Bref : la Sieglinde de Madame Lise Davidsen. Vêtue ce soir-là d’une simple robe noire tombant sous le genou et de sobres baskets, elle ressemblait à une étudiante ne sachant trop quoi faire de ses longs bras. Son entrée en matière est modeste, effacée : une jeune femme entend une présence chez elle. Elle qui vit dans la peur et le dénuement soudain se met à vibrer doucement. Cette vibration ne fera que grandir. La modeste lueur qui est en elle depuis toujours va devenir brasier. Sous nos yeux. Sous nos oreilles, si j’ose dire. Evidemment, la voix est grande, puissante, saturée d’harmoniques qui font trembler les murs. A son sujet on parle d’un retour à l’âge d’or du chant wagnérien. Mais c’est plus que cela, Lise Davidsen. C’est le plus ravageur incendie vocal entendu depuis longtemps. C’est une transcendance vocale qui vous arrache du sol. Son « Hehrstes Wunder » n’est pas seulement un miracle de son mais un miracle d’émotion qui vous emporte comme un fleuve et vous déchire comme une lame. Et c’est peu dire : ne cédons pas au lyrisme.
Il aura fallu toute la détermination d’Alexander Neef, toute la volonté de Philippe Jordan et toute la mobilisation des forces de l’Opéra de Paris pour que cette représentation soit sauvée des eaux. Annulée, elle aurait été regrettée comme d’autres l’ont été. Jouée, elle démontre avec éclat que cette maison est encore la cave aux trésors dont nous avons tant besoin dans ce monde bien aride.