Au cours des dernières années, le continent européen aura connu une floraison réjouissante de Femme sans ombre, montées ça et là, de Milan à Londres, de Hambourg à Vienne en faisant des haltes à Munich, à Verbier ou Berlin. Aussi, les spectateurs un rien nomades, ou qui auraient suivi les différentes retransmissions de ces productions, venaient au Théâtre des Champs Elysées avec quelques points de comparaison illustres, sans qu’il soit besoin d’invoquer les mânes de la discographie. Point de version scénique pour cette tournée du Philharmonique de Rotterdam toutefois et une distribution assemblée avec des interprètes déjà largement connus dans leurs rôles respectifs, pour laquelle on regrette cependant amèrement la défection d’Amber Wagner (qui semble avoir mis fin à sa carrière si l’on croit les échos américains). Non, ce qui suscite intérêt et curiosité c’est la présence sur le podium de Yannick Nézet-Séguin. Certes, l’actuel directeur musical du Metropolitan Opera n’est pas inconnu à Paris où il se produit régulièrement dans des programmes symphoniques. La direction d’une œuvre lyrique — et quelle œuvre ! — nous intéresse au premier chef, quand le successeur de James Levine ne nous a jusqu’alors collectivement pas entièrement convaincus à l’opéra (ici dans Don Carlo, dans La traviata ou encore dans la soirée de Gala du Met en 2017…).
Alors qu’il dirigera l’œuvre au Met au printemps 2021, relever le défi de Die Frau ohne Schatten aujourd’hui invite donc fatalement à comparer les options retenues et les qualités d’un chef quand ses plus respectés collègues — Kirill Petrenko, Valery Gergiev, Zubin Mehta, Semyon Bychkov, Christian Thielemann — dirigent l’œuvre régulièrement sur nos rivages. Et force est de constater que le chef canadien est au mieux en répétition générale. Le premier acte surprend tant il est pris sur un rythme alangui, dans l’ensemble. Le chef dirige une forme de musique chambre et refuse la plupart des climax que lui offre la partition. Pourquoi pas, cela permet de travailler le détail et la texture orchestrale et place ses chanteurs dans une position confortable, à condition d’avoir le souffle pour tenir des phrases rallongées. Même si Yannick Nézet-Séguin s’efforce de tout lier dans un vaste continuum, on assiste à une lecture de l’instant où chaque fioriture est mise en exergue et l’on perd le sens du théâtre au milieu de beautés sonores. A considérer ce que seront les deux actes suivants on regrette que ce prisme de lecture n’ait pas été tenu jusqu’au bout. Le deuxième acte se résume en une explosion de décibels, conclu à la Petrenko sur des accords uppercuts. Adieu détails, adieu étagement des pupitres : tout se mêle de manière compacte. Le troisième acte poursuit sur cette lancée et achève de rendre le tout brouillon en dehors de rares moment de répit, comme le solo de violon dans la grande scène de l’impératrice joué si pianissimo qu’il en devient vulgaire de maniérisme. On sort du Théâtre des Champs Elysées les oreilles groggy.
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Fort heureusement, la distribution se hisse, sans surprise, parmi les meilleures entendues ces dernières années. Pourtant, les chœurs ne sont pas aidés, placés qu’ils sont au fond de la conque dévolue aux versions de concert avenue Montaigne, et il faudra attendre leurs dernières interventions pour qu’ils passent le mur de l’orchestre. Les seconds rôles sont pleinement convaincants, à l’image de Bror Magnus Todenes (apparition d’un jeune homme) à la ligne élégante et au timbre radieux, du Messager de Thomas Oliemans autoritaire et mordant, ou des trois éclopés dont la puissance et la justesse rythmique ne sont jamais mises en défaut. On ne présente plus la Nourrice de Michaela Schuster, démoniaque, vulgaire et inquiétante. Certes, elle accuse désormais des béances dans la ligne vocale mais conserve tout son génie interprétatif. Lise Lindstrom nous laisse la même impression que lors de sa prise de rôle à Hambourg. Il s’agit d’un Teinturière solide et vaillante mais à qui la sensualité et la passion sont interdites, du fait d’un timbre acide et de stridences récurrentes à l’aigu. Stephen Gould, si rare désormais à Paris, livre deux premiers actes exemplaires : puissance, aigus dardés et sens du récit pour conter l’impossible scène de chasse du deuxième acte. Dommage que le troisième le cueille refroidi. Il concède là quelques fausses notes. Nous avons gardé les meilleurs pour la fin. Michael Volle s’avère être le plus beau Barak entendu ces dernières années. Il possède tout ce qu’il faut pour incarner ce personnage si profondément touchant : longueur de souffle, réserve de puissance, douceur et rondeur du timbre qu’il fond dans une interprétation à fleur de peau. Un Teinturier à faire pleurer les pierres du royaume des Esprits. Elza van den Heever, dont c’est il nous semble la prise de rôle, effectue une entrée dans les éthers absolument splendide. Elle sautille en riant entre les embûches de Richard Strauss jusque dans les écarts redoutables du troisième acte. Elle aussi possède cette habilité à darder des aigus dès les attaques de phrase et à enfler la voix. Surtout le timbre conserve son brillant et sa rondeur dans toutes les circonstances. Il lui reste à peaufiner l’interprétation, encore un rien extérieure, de son monologue dans la scène du jugement. Occasion lui en sera donnée à Amsterdam ce printemps, puis à New York le suivant.