Alors que l’Opéra de Paris se borne à programmer quelques-uns de ses lieder en concert au printemps prochain, Schreker est un compositeur dont la reconnaissance semble enfin s’amorcer un peu partout ailleurs. Sa musique est un immense trésor où l’Opéra de Strasbourg a eu la riche idée de plonger les mains, en programmant Der Ferne Klang le mois prochain. Et après avoir monté Die Gezeichneten en 2007, Amsterdam ouvre le bal cette saison avec Der Schatzgräber, celui de ses opéras qui valut à Schreker le plus grand succès (plus de 350 représentations en cinq ans). La reprise à Hambourg 1989, sous la direction de Gerd Albrecht (aucune parenté avec Marc, qui dirige les représentations amstellodamoises), avait débouché sur le live commercialisé par Capriccio. Depuis, l’œuvre a été revue en terres germaniques (notamment à Francfort en 2004, dans une mise en scène de David Alden), mais elle est loin de s’être réinscrite au répertoire des théâtres. Et même si les dix opéras de Schreker ne sont pas tous d’un intérêt égal, il reste largement de quoi découvrir.
Comme Wagner, Schreker écrivait ses propres livrets, où se glissent toutes sortes d’ingrédients dont certains ont mieux survécu que d’autres au passage des ans. Un siècle après, ses héroïnes perverses et ses anti-héros parias continuent à fasciner ; en revanche, l’emballage symboliste qui sert de cadre à leur psychologie complexe et torturée a moins bien vieilli. Comment représenter, par exemple, ce Moyen Age à tout faire où Maeterlinck et D’Annunzio situaient leurs drames ? Ivo van Hove a opté pour une actualisation radicale, en transposant l’intrigue de nos jours, mais dans l’Amérique profonde du white trash. De femme fatale vénéneuse, croqueuse d’hommes et de diamants, Els devient une blondasse paumée dans sa gargote aux banquettes en skaï peuplée de beaufs barbus-chevelus et de travestis. Et comme les vestes en peau de serpent sont très tendance sur les scènes d’opéra en ce moment, après en avoir vu une sur les épaules du Trouvère rhabillé par Dmitri Tcherniakov à Bruxelles, on en retrouve une autre sur cet autre troubadour qu’est Elis, allusion au Sailor et Lula de David Lynch, réalisateur que le metteur en scène invoque parmi ses nombreuses références cinématographiques, aux côtés de Terence Malick ou Lars von Trier. Comme souvent avec Ivo van Hove, la vidéo est très présente, et les images ainsi proposées n’ont rien d’illustratif ni de redondant, ce qui laisse pourtant parfois un peu perplexe : cette fillette, cette adolescente errant dans une forêt et cette jeune femme, qui ne font qu’une, ces amants qui s’étreignent, ce fœtus, ce bébé, tout cela correspondent-ils aux souvenirs d’Els ou aux fantasmes de quelque autre personnage ? La question se pose, puisque c’est surtout quand le troubadour chante qu’on les voit apparaître, projetées sur l’ensemble du décor. Le résultat est particulièrement frappant pour le troisième acte, et se hisse ainsi à la hauteur de la musique de Schreker, qui plane sur les sommets pendant ce qui n’est en fait qu’un long duo des deux protagonistes principaux. On comprend moins pourquoi, au quatrième acte, tous les personnages ont vieilli d’au moins trente ans, la fête au palais du roi se transformant en réjouissances à l’hospice, avec ballet de cannes et de déambulateurs. En tout cas, le spectacle est cohérent, fort et mystérieux, comme l’œuvre elle-même.
Le grand vainqueur de la soirée, c’est bien Schreker, dont la validité des opéras en scène trouve une nouvelle et éclatante confirmation. Le chant est ici porteur d’émotion, l’oreille est constamment flattée et intriguée par la beauté de sonorités à peine moins hédonistes que celles de Richard Strauss. Reste à trouver la distribution capable d’endosser les deux rôles très lourds autour desquels se pressent quantité de figures plus ou moins secondaires. Manuela Uhl n’a aucun mal à se faire entendre, même quand l’orchestre se déchaîne (Marc Albrechts veille scrupuleusement à l’équilibre entre scène et fosse), et le manque de séduction intrinsèque de son timbre n’est pas un obstacle pour une héroïne qui est loin de ne devoir susciter que la sympathie. Remarqué dans L’Affaire Makropoulos à Salzbourg, le ténor américain Raymond Very a pour sa part une fort belle voix, qui charme particulièrement dans les quatre grands airs que lui confie la partition, mais ce sont parfois les décibels qui font un peu défaut. On retrouve dans le rôle du Bouffon Graham Clark, qu’on a beaucoup entendu au Châtelet sous Stéphane Lissner : les années semblent ne pas avoir de prise sur ce ténor « de caractère », qui trouve ici un personnage sans doute plus important par sa fonction dans l’intrigue qu’en nombre notes à chanter. Kay Stiefermann prête une solide voix de baryton au Bailli, tandis que Gordon Gietz est un peu sacrifié dans le rôle de l’homme de main de l’héroïne. Parmi les petits rôles, on a la surprise d’entendre André Morsch, mieux connu en France pour sa prestation dans Cadmus et Hermione. Si l’on ajoute à cela la très belle prestation de l’Orchestre philharmonique néerlandais, et les impeccables interventions du choeur du Nederlandse Opera, on comprend qu’il y avait de quoi satisfaire les oreilles exigeantes. Et comme on nous annonce que ces représentations donneront lieu à un enregistrement commercialisé par Challenge Records, les Schrekeriens peuvent d’ores et déjà se réjouir à la perspective de disposer bientôt de plusieurs versions de ce Chercheur de trésor.
Version recommandée (la seule au catalogue !) :
Der Schatzgräber | Franz Schreker par Gerd Albrecht