Der Rosenkavalier est l’opéra de la fin d’un monde. Ou de l’écroulement d’un univers. Tout nous dit, depuis la nuit d’amour initiale, inachevée, entre la Maréchale et Octavian, et le départ bras dessus, bras dessous du même Octavian et de Sophie, quelques heures de musique plus tard, que le monde d’avant s’est décomposé, que les conventions ne tiennent plus, que faire semblant ne suffit plus, que le temps a passé, qu’inexorablement les dernières certitudes tombent une à une et, surtout, que Dieu l’a voulu ainsi. C’est ce que nous redit si bien le « Da geht er hin… » suivi de « Die Zeit, die ist ein sonderbar’ Ding », long monologue de la Maréchale au I et qui est, à lui seul, un extraordinaire condensé de toute la pièce. Car il dit tout de ce temps qui passe et ne reviendra plus, il prédit l’inconstance des sentiments d’Octavian (même si c’est en quelque sorte la Maréchale qui le précipite dans les bras de Sophie, en faisant de lui le chevalier à la rose), il annonce enfin l’orgueilleux départ de la princesse Werdenberg, toutes affaires étant réglées, à la fin du III.
Ce long monologue, interminable et trop court à la fois, est une immense méditation sur la fragilité. Dans cette soixante-dixième représentation de la production de Uwe Eric Laufenberg (créée en 2000), Anne Schwanewilms nous en offre une version sublime parce qu’elle est elle-même cette fragilité. La texture de la voix, son évanescence, ses aigus sur le fil, nous disent le texte sans qu’il soit besoin d’en comprendre le sens littéral. Ils nous disent à l’avance la défaite concédée plus que consentie de la femme mûre, qui pressent qu’elle n’a plus les moyens de lutter. Par ce seul monologue, Schwanewilms mérite notre immense respect et l’ovation qu’elle reçut en fin de soirée, qui sembla presque l’étonner, ne fut que justice. Quelle intelligence en effet dans la conduite de la ligne musicale, quelle connaissance et maîtrise de ses moyens vocaux. On retrouvera tout cela, intact, au III, dans le trio final où elle tiendra son rang jusqu’au bout, c’est-à-dire encore présente et pourtant déjà partie. La mise en route avait été bien moins assurée et l’acidité de quelques-uns de ses forte (avant l’arrivée de Ochs) nous avait fait craindre une soirée difficile. De toute évidence, celle dont Gerard Mortier disait, il y a déjà quelques années maintenant, qu’elle était « la meilleure Maréchale du monde » ne possède plus l’entièreté du trousseau d’un rôle si exposé. Schwanewilms est aujourd’hui dans son élément en récital et dans les apparitions moins éprouvantes, mais l’entendre encore une fois dans ce rôle a été un privilège que nous voulons goûter à sa juste valeur.
© Semperoper Dresden/Klaus Gigga
Dans le rôle-titre, nous avons eu le plaisir de retrouver Sophie Koch en lieu et place de Christina Bock, souffrante. Doublure de luxe pour un rôle que Sophie Koch connaît bien et qu’elle joue actuellement à un rythme soutenu (il sera bon de l’entendre à Vienne au printemps prochain au côté de Camilla Nylund). Le rôle est épuisant et demande endurance et surtout beaucoup de souplesse. Tour à tour amant, soubrette, chevalier à la rose, soubrette à nouveau et fiancé enfin, elle a fait preuve d’aisance et d’une belle maîtrise de la langue allemande. Le mezzo est assuré, plus seyant dans les graves que dans les aigus, parfois forcés.
Nikola Hillebrand en Sophie est une jolie découverte. Il s’agit d’une jeune cantatrice, actuellement membre de la troupe à Mannheim, et qui fait son retour au Semperoper où elle avait donné la réplique à Jonas Kaufmann dans Die Fledermaus en décembre 2018. Elle s’empare avec aplomb du rôle, y apporte beaucoup de fraîcheur, et fait montre d’une assurance dans la voix et d’une puissance insoupçonnée, qui se dévoile superbement dans le duo final. Cette jeune femme est à suivre, en espérant qu’elle ne se précipite pas dans des rôles trop lourds.
Le Baron Ochs auf Lerchenau est tenu par Albert Pesendorfer. Il a le dialecte viennois rond et bien en bouche (un impératif du rôle) et ses favoris font de lui un sosie presque parfait de l’Empereur François-Joseph 1er. Mais il n’a pas la noblesse de ce dernier ! Il joue fort bien la vulgarité du personnage, l’éléphant dans le magasin de porcelaine. La basse est assurée, chaude mais avec une projection moins franche dans le bas de la gamme ; à cet égard on aura regretté que le mi grave conclusif du II ait été trop couvert par l’orchestre. Pesendorfer n’a pas encore l’aisance qui lui permettrait de se passer entièrement des services du chef – on l’a trouvé fortement dépendant des écrans de télé ou du regard du chef.
Excellents seconds rôles. Martin Gantner est parfait en Faninal avec sa voix claire, assurée et aisée. On retiendra aussi l’excellente Marianne de Ute Selbig (voix puissante, belle finesse dans le jeu) ainsi que le ténor viril et sans faille de Edgardo Rocha (der Sänger).
La mise en scène de Uwe Eric Laufenberg porte bien ses presque 20 ans. Il faut dire qu’on est dans l’ultra-classique viennois, sans surprise ni contre-sens. Beaux décors de Christoph Schubiger aux I et surtout au II où le salon de Faninal est somptueusement reproduit, magnifique écrin pour une scène de remise de la rose du plus bel effet.
Nikolaj Szeps-Znaider a la lourde tâche de se tenir en lieu et place de Richard Strauss en personne qui créa ici même son Rosenkavalier en 1911. Celui que nous connaissions essentiellement comme violoniste (il fut lauréat du concours Reine Elisabeth en 1997) oriente de plus en plus sa carrière vers la direction d’orchestre et il prendra ses fonctions de directeur musical de l’Orchestre national de Lyon en septembre 2020. Ici, il dispose d’un orchestre somptueux, extrêmement équilibré ; le chef fait preuve d’une intelligence évidente de la partition. Il faut particulièrement mettre en avant le premier violon de la Staatskapelle qui nous a gratifiés au I d’un solo final à vous donner la chair de poule. On sait combien ces dernières secondes sont funambulesques ; il est allé saisir un mi bémol aigu et pianissimo d’une justesse parfaite et qui restera dans les mémoires. Tout juste regrettera-t-on que le chef n’ait pas de temps à autres laissé davantage de place aux voix lorsqu’il sentait qu’elles peinaient à surpasser l’opulence de la fosse.