Pierre le Grand à l’opéra ? L’Etoile du nord, de Meyerbeer, dira-t-on. Oui, certes, mais pas seulement. Même si on le connaît très mal en France, malgré un succès qui ne se dément pas en Allemagne, l’opéra-comique Zar und Zimmermann (1837) d’Albert Lortzing inclut le tsar dans son titre même, ce Pierre qui se fit charpentier aux Pays-Bas. Cette histoire avait inspiré en 1818 une pièce de théâtre française, Le Bourgmestre de Saardam, ou les deux Pierre, déjà adaptée en opéra en 1827 par Donizetti. Et ce n’est pas tout ! Bien avant tous ces messieurs, Grétry avait écrit en 1790 un Pierre le Grand, que Pierre Jourdan avait remonté à Compiègne en 2001, et que le Théâtre Helikon de Moscou avait également monté à la même époque. Fondatrice de la compagnie BarokOpera, Frédérique Chauvet a eu l’excellente idée de réunir ces trois œuvres rares pour raconter en un seul spectacle les mésaventures que valut au tsar son séjour incognito en Europe. Contrairement au vice-roi du Pérou imaginé par Meilhac et Halévy, ce n’est pas pour « aller chez les petites femmes » que le jeune Pierre dissimule son identité, mais pour s’instruire, et notamment pour apprendre le métier de charpentier sur un chantier naval, comme il le fit à Zaandam en 1697 ; du moins en est-il ainsi chez Lortzing et Donizetti, dont les œuvres nourrissent la première moitié du spectacle. Après l’entracte, où Grétry domine, le tsar un peu plus âgé est de retour en son pays et, toujours incognito, toujours sur un chantier naval, il s’éprend de la jeune Catherine, une paysanne qu’il épousera en deuxièmes noces en 1712.
Evidemment, les librettistes ont pris de grandes libertés avec l’Histoire, d’où l’idée de construire la soirée sur l’idée de fake news, ou infox comme il faudrait le dire en bon français (à condition que le terme entre vraiment dans la langue). Une présentatrice de télévision russe se charge donc de narrer les événements, de donner la version officielle des faits, tandis que les personnages jouent ce qu’elle raconte. Et bien entendu, tous les compositeurs n’ont pas choisi la même tessiture pour leurs personnages : si Pierre est ténor chez Grétry, il est baryton chez les deux autres. Et pour pimenter le jeu, il a été décidé que le baryton de Lortzing ne serait pas le baryton de Donizetti. D’où un jeu constant avec les quelques éléments de costume permettant d’identifier chacun : Pierre arbore un gilet à rayures que les chanteurs se prêtent à tour de rôle, tandis que « l’autre Pierre », le déserteur russe également présent, arbore une chapka, le bourgmestre de Saardam étant reconnaissable à sa perruque et à sa robe de chambre, accessoires qui passent eux aussi d’une tête et d’un corps à l’autre. La mise en scène de Nynke van den Bergh est avant tout légère et ludique, pour un spectacle destiné à être donné dans une vingtaine de salles très différentes. Le décor se limite à une sorte de paravent tournant dans lequel des silhouettes sont découpées, mais cet objet n’apporte pas grand-chose, contrairement à la présence de deux « circassiens » dont les mouvements et jongleries animent judicieusement toute la première partie ; après l’entracte, leur fonction se borne surtout à apporter longuement sur scène des bocaux remplis de bébés en plastique, allusion à ces fœtus monstrueux que collectionnait le tsar.
S. Garbe Huesdo, J. de Faber, V. Tishina, F. van Loon, P. Hiendriks, M. Pantus, N. Schiltknecht © DR
Dans la fosse, huit musiciens interprètent une version réduite des extraits choisis dans les trois partitions, auxquels s’ajoutent quelques mélodies populaires russes, la soirée s’ouvrant sur un pot-pourri réunissant des thèmes empruntés aux Tableaux d’une exposition, au Lac des cygnes et à Shéhérazade, pour nous transporter d’emblée en Russie. Sur le plateau, les cinq chanteurs sont presque constamment présents et doivent se plier à l’exercice difficile consistant à chanter dans quatre langues et dans des styles fort divers. Très sollicitée en tant que « présentatrice », Varvara Tishina brille particulièrement dans les extraits en italien, la tessiture de la Marietta de Donizetti lui correspondant le mieux et lui offrant le plus d’occasions de briller. Elle ne démérite pas dans Grétry, mais son français, bien que correct, pourrait s’améliorer, surtout pour la prononciation des e muets. Les deux ténors offrent des profils nettement différenciés : Falco van Loon se rapproche de la haute-contre à la française, ce qui est très bien pour Grétry, mais plus problématique chez les compositeurs de la première moitié du XIXe siècle, et la voix manque de puissance au point d’être couverte par la poignée d’instruments qui constituent l’orchestre. Le timbre de Jacques de Faber a plus de consistance et l’on aimerait l’entendre davantage mais il est peut-être celui des solistes qu’on a le moins d’occasion d’écouter seul. Pieter Hendriks s’impose par sa truculence et par son excellente diction, et impressionne dans l’air du tsar de Lortzing (« Verraten ! »), tandis que Marc Pantus se montre aussi convaincant en bourgmestre ridicule dans Zar und Zimmermann qu’en tsar dans Il borgomastro di Saardam. Après sa tournée aux Pays-Bas, ce Tsar démasqué est attendu à Dinard cet été.