Farnace est l’un des rares opéras de Vivaldi à compter déjà deux intégrales de studio, aux mérites divers et correspondant à différents états de la partition. De fait, la production strasbourgeoise découle directement de l’enregistrement réalisé en 2010 pour Virgin. Hélas, par un de ces incidents de parcours auxquels les maisons d’opéra s’exposent constamment, Diego Fasolis initialement annoncé pour diriger cette série de représentations a déclaré forfait. Déjà à Paris, le chef suisse avait fait faux-bond (voir compte rendu). A l’ensemble I Barocchisti s’est en outre substitué le Concerto Köln, Fasolis étant remplacé par George Petrou.
Ce jeune chef grec est cependant tout sauf parachuté ici, puisqu’il a assuré, avec Fasolis et Frédéric Délaméa, la reconstitution de la partition. Le Farnace créé en 1727, connu dans sa version de Pavie (1731) grâce au manuscrit G36 conservé à la BnF, a en effet été entièrement remanié par Vivaldi en vue de représentations prévues à Ferrare en 1738, mais suite à leur annulation inopinée, le compositeur s’est arrêté après en avoir révisé deux actes sur trois. Les transformations que montre le manuscrit G37, conservé à Milan, sont considérables : sur les seize premiers airs, huit sont révisés pour s’adapter au style napolitain de plus en plus à la mode, et les huit autres sont purement et simplement remplacés par de nouveaux ; les récitatifs sont eux aussi largement remaniés. Pour créer cette version de Ferrare, il restait donc à adapter aussi le troisième acte : c’est ce travail philologique qu’a accompli George Petrou, entre autres, avec des ajustements qui se sont poursuivis au cours des répétitions. De fait, c’est un Vivaldi bien différent que l’on entend ici, le chef mettant l’accent sur la continuité du discours mélodique, au lieu de faire un sort à chaque aria en en exacerbant les caractéristiques, comme c’est la tendance de certains de ses confrères. Grâce à l’inventivité des continuistes, le récitatif acquiert une grande fluidité et s’enchaîne aux airs sans solution de continuité.
C’est cette fluidité qu’assure aussi la mise en scène de Lucinda Childs : si l’on est d’abord dubitatif face à ces danseurs qui semblent mimer l’action de l’opéra pendant l’ouverture, on se laisse vite convaincre par le principe de dédoublement des personnages. Chacun des chanteurs dispose d’un ou deux alter ego dont les mouvements ne nuisent jamais à l’appréciation de la musique, mais viennent au contraire tantôt rendre visible le sens du texte chanté, tantôt souligner le côté formel de certains airs. La direction d’acteurs n’est peut-être pas son point fort, mais le spectacle emporte l’adhésion par d’autres qualités. Les décors et costumes conçus par Bruno de Lavenère, dont on a récemment pu admirer le travail (Mesdames de la Halle à Lyon, Re Orso à l’Opéra-Comique), réinventent une antiquité revue par les années 1950, où dominent le noir et l’or. La mobilité des décors permet une grande souplesse pour le passage d’un lieu à l’autre, mais le large portique sur lequel apparaissent Berenice, Gilade, Pompeo, Aquilio et Selinda, si impressionnant qu’il soit, constitue malgré tout un handicap pour certains chanteurs : ainsi placés en hauteur, au milieu de la scène vide, certains d’entre eux ont du mal à se faire entendre, problème résolu dès que le décor forme à nouveau un espace fermé plus propice à la projection.
Cette inquiétude concerne surtout Carol García, dont la voix paraît bien ténue dans son premier air, interprété sur ce portique. Heureusement, elle est bien plus audible pendant le reste de la soirée, et peut alors déployer les charmes de son timbre grave. En matière de voix graves féminines, le plateau s’avère d’ailleurs particulièrement riche. Avec Gilade, Vivica Genaux trouve un rôle qui ne l’oblige pas aux acrobaties et autres vocalises-mitraillette où elle n’est pas forcément à son meilleur : le personnage s’exprime bien davantage dans le registre de la douceur, et le résultat est ici des plus heureux (curieusement, c’est Karina Gauvin qui tient le rôle de Selinda dans l’enregistrement dirigé par Diego Fasolis ; le choix de la tessiture semble donc avoir évolué entre-temps). Mary Ellen Nesi a pour elle une prestance scénique qui la rend très convaincante en Berenice, souveraine impitoyable, d’abord prête à tuer son propre petit-fils, pour finalement renoncer en un instant à toute sa haine pour son gendre Farnace. La chanteuse est intègre, mais le timbre manque un peu de personnalité pour séduire vraiment. C’est en revanche une grande charge émotionnelle que porte la voix magnifique de Ruxandra Donose, Tamiri dont les airs – écrits pour Anna Girò, l’égérie de Vivaldi – sont à faire pleurer les pierres, notamment celui qui conclut la première partie du spectacle.
La distribution masculine réunit deux ténors et un contre-ténor. Par rapport au disque Virgin, Juan Sancho remplace avantageusement Daniel Behle, avec une voix plus solide qui lui permet plus de vaillance dans son air de tempête, même si le personnage de Pompeo n’est pas le plus passionnant à défendre. Très applaudi à Strasbourg dans le rôle de Platée, Emiliano Gonzalez Toro met toute la richesse de son timbre au service d’Aquilio, dont la mise en scène fait une figure parfois comique, en tant que rival de Gilade pour le cœur de Selinda, ou lorsqu’il explique qu’il n’a pas voulu tuer Pompeo, mais lui sauver la vie (les explications de Farnace sont d’ailleurs plus risibles encore, lorsqu’il prétend avoir dégainé son glaive pour mieux fouiller dans les plantes parmi lesquelles un serpent l’aurait piqué). Quant au rôle-titre, justement, conçu à l’origine conçu pour un contralto (Venise 1727), ensuite attribué à un ténor (Prague 1730, Pavie 1731), puis redonné à un contralto (Mantoue 1732, Trévise 1737), il aurait probablement état interprété à Ferrare par un castrat. « Probablement » car on ignore quelle aurait été la distribution, seule la partition permettant de juger de la typologie vocale. Max Emanuel Cencic ravit ses fans par l’ardeur farouche qu’il met dans les airs virtuoses, et surtout par l’intensité avec laquelle il interprète le clou de la partition, « Gelido in ogni vena », l’un des airs les plus célèbres de Vivaldi. Son sang se glace alors dans ses veines (drapé dans sa cape rouge, Farnace est le seul personnage à teinter d’écarlate un spectacle tout de nuit et d’or), tout comme le nôtre se fige, bouleversé par son incarnation de père hanté par le spectre d’un fils tué sur son ordre. La preuve est faite : Vivaldi peut vivre sur scène !
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