Depuis plusieurs années, l’Opéra du Rhin a pris l’habitude de proposer, pour chaque saison, un opéra destiné plus spécialement au jeune public. C’est une belle manière de le faire venir à l’opéra et de donner ainsi aux enfants la possibilité de connaître plus tard un désir de spectacle lyrique.
On ne sait pas assez que Nino Rota, connu surtout comme l’inoubliable compositeur de la musique de plus de 150 films, dont La Strada, Les Vitelloni ou Le Guépard, et par ailleurs l’auteur d’une thèse sur la musique de la Renaissance, a aussi composé de nombreux morceaux de musique de chambre, des concertos et des symphonies, de la musique vocale et de ballet, et onze opéras. La reprise par l’Opéra studio, cellule de formation lyrique de l’Opéra National du Rhin, de son Aladino e la lampada magica, opéra composé en 1968 et donné dans cette même mise en scène de Waut Koeken à l’ONR en 2009, rend justice à une œuvre qui ne s’adresse pas qu’aux enfants. La richesse harmonique et le sens dramatique de sa musique sont soutenus par l’utilisation subtile des timbres, et la composition vocale permet de camper de vrais personnages dont les affects émeuvent le public.
Au Théâtre municipal de Colmar, la scène exiguë de la belle salle à l’italienne accueille les décors enchanteurs de Marnik Baert, Marcoen Dolhain et Waut Koeken, patchwork de tapis orientaux figurant tour à tour et entre autres une chambre d’enfant, un désert, un palais, une grotte. Un livre géant s’ouvre sur des pages blanches où apparaissent images et inscriptions, proposant au public un spectacle qui adopte le rythme d’une lecture – aussi bien voyons-nous au début le jeune Aladin lisant dans son lit à la lueur d’une lampe de poche. Malgré l’étroitesse des lieux, la magie opère : l’apparition du sinistre Magicien du Maghreb, la remarquable basse Andrey Zemskov, ne manque pas de faire frissonner les enfants les plus jeunes qui assistent au spectacle et de fasciner les autres. La dimension méphistophélique qui émane du personnage donne à la quête d’Aladin un aspect véritablement faustien, que ne démentent en rien les deux génies, celui de l’anneau, le baryton espagnol David Oller, à la voix souple et sonore, et celui de la lampe, le baryton-basse Sévag Tachdjian, à la diction particulièrement distincte et aux graves chaleureux. Tous deux forment d’ailleurs un tandem scénique dont la chorégraphie est parfaitement au point. Il était pourtant délicat de ne pas se prendre les pieds dans les (nombreux) tapis, et difficile de faire mouche auprès des plus jeunes après les contorsions physiques et vocales (dans un autre genre, certes) du génie dans le dessin animé des studios Disney. Mais là aussi le charme agit : l’humour, soutenu par la beauté des voix et la justesse de l’interprétation, formant contrepoint aux épisodes momentanément tragiques, conquiert le public.
On avoue avoir été un peu inquiet quand le Génie de l’anneau envoie dans la salle, à pleines poignées, des papillotes sur lesquelles se jettent les enfants auxquels il demande d’applaudir le prince Aladin. Mais ce bref épisode participatif se clôt aussi vite qu’il est apparu. Là encore, l’opéra reprend ses droits, sans sacrifier au pur amusement. Il faut dire que les interprètes sont tous remarquables, à commencer par les jeunes interprètes que sont Sunggoo Lee, Aladin sensible et ingénu, disposant d’une riche palette d’inflexions, Gaëlle Alix, princesse Badr’-Al-Budur dont la plastique avantageuse accompagne avec bonheur la qualité d’une voix limpide et le talent scénique requis par un rôle exigeant. Il faut saluer la belle prestation de la mezzo-soprano Lamia Beuque (entendue l’an dernier en Mirabelle dans Les Aventures du Roi Pausole à Genève) qui prête à la mère d’Aladin une voix d’une belle maturité, ample et soyeuse, tandis que l’excellent baryton Jean-Gabriel Saint-Martin prend un plaisir visible à incarner l’amusant et curieux sultan. Les trois servantes Milena Bischoff, Rumiko Koyama et Corinne Sattler composent un trio d’une grande homogénéité qui contribue au succès de l’ensemble.
On formulera un seul regret, celui d’une adaptation en français du livret italien qui prête parfois aux personnages des propos en rupture de style avec l’ensemble. L’utilisation de l’argot crée un décalage qui ne paraît pas très heureux : « Grouille-toi Aladin », s’exclame soudain le Magicien qui jusque là parlait comme un livre, ou encore, un peu plus tard, « J’y pige que dalle », tandis que la Princesse, au langage pourtant si châtié et au chant si pur, se laisse aller à un : « Il est maboul, il yoyote de la touffe » sans que rien ne vienne justifier pareils écarts. À cet égard, il n’est pas sûr que l’utilisation systématique de l’apocope, en supprimant la prononciation chantée du –e en fin de mot, rende service à la musicalité du texte.
Dans la fosse, l’Ensemble instrumental du Conservatoire de Strasbourg et de l’Académie supérieure de musique nous entraîne avec un grand luxe de nuances dans les méandres de cette aventure, brève comme un songe (une heure et quart), que la baguette de Vincent Monteil nous fait redécouvrir, de même qu’il nous dévoile en plusieurs endroits les beautés insoupçonnées d’une partition regardant parfois du côté de l’opéra romantique et du grand opéra, même s’il s’agit ici de l’orchestration réduite par Rainer Schottstädt. Citations musicales, autocitations de Nino Rota et pastiches parsèment aussi la musique comme le chant, tandis que le livret nous rappelle que la scène lyrique se situe de l’autre côté de cette lanterne magique qu’est le cinéma. L’opéra comme face cachée du compositeur forme ici l’envers de sa musique de film : dans ses imprécations, le Magicien ne s’écrie-t-il pas : « Ator onin, ator onin » ?
À Mulhouse (La Sinne) le 8 janvier à 14h30 et à 20h, à Strasbourg (CMD) les 17, 18 janvier à 20h, 19 janvier à 15h, 22 janvier à 14h30. Avec en alternance pour Aladin : Jean-Christophe Born, et pour la Princesse Badr’-Al-Budur : Kristina Bitenc.