Les œuvres dramatiques et chorales de Schumann, même les plus connues, comme les Scènes de Faust ou Manfred, sont des œuvres secrètes, particulièrement difficiles à décrypter. Leur réalisation, en particulier au niveau dramatique, n’est jamais une mince affaire et Le Paradis et la Péri n’échappe pas à la règle. Grâce soit donc rendue à Accentus de nous la faire entendre à Paris. Schumann la composa en 1849, soit six ans avant les œuvres citées plus haut. Il en écrivit lui-même une grande partie du livret d’après le roman Lallah Roukh de Thomas Moore, poète irlandais ami de Byron. La Cité de la Musique l’a inscrite dans le cycle Orientalismes (du 30 janvier au 9 février) où Rimsky Korsakov côtoie Debussy, Ravel, Takemitsu et des œuvres de musique ancienne. Mais, comme l’écrit Hervé Lacombe dans le programme, Schumann n’a « aucun engouement pour la couleur locale ». Le romantisme tardif a inspiré un Lallah Roukh autrement « oriental » à Félicien David en 1862 à la suite d’un voyage en Orient avec des Saint-simoniens. Schumann, lui, tout en évoquant l’Inde, l’Egypte et la Syrie et tout en cédant à l’orientalisme à la mode, ne tente pas d’écrire une musique « orientalisante ». Sa Péri tient plus d’une walkyrie que d’une fée persane, et même le chœur des houris, dans l’épisode syrien, où plusieurs musicologues ont cru déceler une turquerie héritée de Weber, ressemble davantage à un chœur de fileuses bien germaniques !
L’exotisme de Schumann se conjugue, en réalité, sur le même mode que l’univers de l’enfance : un monde où tout est encore possible, neuf et innocent, à la manière d’un de ces paradis perdus dont les romantiques ont tenté la quête impossible. Il n’est pas étonnant du reste que ce soit l’épisode de l’enfant syrien que Schumann a le plus développé, quand, à la fin, l’innocence seule parvient à vaincre la violence et ouvre à la Péri les portes du Paradis. La musique y est au sommet et l’œuvre devient, alors, particulièrement émouvante. Les choeurs y sont plus présents et c’est bien là aussi qu’excelle Laurence Equilbey qui dirige ici son chœur Accentus associé au Vlams Radio Chor. Schumann y rayonne, le texte est ciselé et ces ensembles ont des couleurs et des accents qui donnent de beaux reliefs aux phrasés qu’elle dessine avec une réelle passion.
C’est moins le cas avec l’orchestre qui manque de cohésion, surtout dans la première partie. Il peine à trouver ses marques, comme laissé à lui-même. Dès le début, après ce premier thème qui annonce déjà Manfred, l’ouverture trop monochrome manque des contrastes, des dynamiques et des nuances qui font toute la richesse de cette musique dont le tissu orchestral est particulièrement dense. Beaucoup d’exégètes ont accusé Schumann d’être un mauvais orchestrateur. Rémy Stricker a raison quand il affirme que cela « tient du non-sens. Il orchestre très bien, il suffit de savoir le jouer ». C’est le cas, par exemple, d’un familier de Schumann comme Michael Schonwandt, qui va au plus intime de l’émotion schumanienne, en gardant au long des œuvres ce frémissement inquiet qui parcourt l’entrelacs de thèmes et de leitmotivs, en profonde complicité avec le poème. Laurence Equilbey y parvient surtout dans la seconde partie, portée par le lyrisme des chœurs (dont les solistes ont des voix lumineuses). Et l’émotion gagne enfin le public.
L’œuvre est avant tout un rituel profondément spirituel et intérieur où le pittoresque n’a guère de place. On peut comprendre qu’il ait été fait appel aux talentueux André Wilms (mise en espace) et Hervé Audibert (lumières) pour créer un environnement visuel qui mette l’auditeur en condition pour mieux accéder à cette fable. Mais le fallait-il ? Rien n’est moins sûr. Dans l’épure de la mise en espace, le moindre regard, le moindre geste et le moindre déplacement prennent beaucoup d’importance, au risque de parasiter l’exécution musicale au lieu de la soutenir. D’autant plus que, dans cette œuvre, les récits narratifs sont largement développés.
Il suffit, pour s’en convaincre, d’écouter le ténor Pavol Breslik. Seul devant l’orchestre, il parvient, par sa seule présence et son art du chant, à dégager une émotion intense jusque dans son évocation des paysages orientaux où Schumann a su garder la splendeur du texte de Thomas Moore. Un très beau timbre lié à une ligne de chant exemplaire (avec des aigus vaillants et ensoleillés), une prononciation et un art de la déclamation souverains, parviennent, seuls, à tenir le public en haleine. Shadi Torbey, lui aussi, a cette autorité naturelle alliée à un timbre profond et chaleureux. Tous deux dominent, avec la mezzo Maria Riccarda Wesseling, la belle distribution qu’a réunie Laurence Equilbey. Quant au rôle-titre, il faut reconnaître que Schumann ne facilite pas la tâche de la soprano. La tessiture est souvent bien grave ou alors très tendue dans l’aigu, comme à la fin de l’ouvrage. La chanteuse doit allier l’élégie à la vaillance, la suavité au dramatisme. Solveig Kringelborn y parvient, mais il est permis de se demander si une voix bien projetée, plus légère et plus veloutée, comme celle d’une Rachel Harnisch, par exemple, n’aurait pas été davantage à son affaire dans un tel emploi.
Le public, avec raison, a accueilli les artistes avec beaucoup d’enthousiasme et c’est tout à l’honneur d’Accentus d’avoir permis cette réalisation à Paris d’une œuvre de Schumann qu’on entend si rarement et qui avait connu un triomphe lors de sa création à Leipzig.