Quand Charpentier compose David et Jonathas pour les élèves du Collège Louis-le-Grand en 1688, il est encore tenu éloigné du théâtre. Lully vient de mourir, mais les autres compositeurs français ne peuvent pas encore prétendre présenter un ouvrage lyrique sur la scène de l’Académie royale de musique. Les commandes des Jésuites pour leur Collège parisien, où des parties chantées devaient alterner avec des parties déclamées, pouvaient donc être une manière de contourner ce privilège et permettre à certains musiciens de composer pour la scène. Présenter cette œuvre de Charpentier dans la Chapelle royale du Château de Versailles, et non à l’Opéra royal, évoque cet état de fait et rappelle combien son sujet biblique et la dimension allégorique de sa dramaturgie en font une œuvre à part.
Construite à une époque où le religieux s’allie victorieusement au spectaculaire, la Chapelle royale constitue en elle-même le plus beau des décors de théâtre, avec ses chapiteaux corinthiens, ses reliefs en marbre, sa voûte peinte par Coypel et son maître-autel opulent et doré. Le décor d’Antoine et Roland Fontaine épouse harmonieusement les formes de l’architecture du lieu et en exalte la splendeur par l’ajout d’une estrade couronnée d’un majestueux dais rouge. Les costumes de Christian Lacroix, qui revisitent l’allure des costumes scéniques de l’époque baroque, constituent probablement l’une de ses plus belles contributions théâtrales : la variété des textiles et des teintes permet une caractérisation efficace des personnages et chaque pièce est en elle-même un émerveillement pour les yeux. Les lumières soignée d’Hervé Gary insèrent à l’occasion l’ombre de tel personnage dans l’encadrement d’un relief sur les parois des côtés de la scène, notamment lors de l’apparition prodigieuse de l’ombre de Samuel.
La proposition scénique de Marshall Pynkoski et de son équipe est donc essentiellement visuelle, mais on aurait tort de bouder son plaisir devant tant de métier. Les personnages adoptent une gestuelle qui s’inspire de la gestique baroque, mais qui s’en éloigne malgré tout, donnant ainsi naissance à des expressions composites et singulières, qui leur confèrent une unicité. Le roi Saül, par exemple, est constamment en mouvement, adoptant des postures tourmentées vite brisées par ses déplacements sur le plateau. Ce travail se fait probablement aux dépens d’une intériorité plus concentrée des personnages et n’est en vérité pas maîtrisé avec le même degré d’aboutissement par tous les interprètes. Certains tableaux visuels sont cependant saisissants : le surgissement de la Pythonisse dans l’épaisseur de la fumée révélée par le soulèvement du grand dais rouge ou l’écroulement final du roi David sur l’estrade, désespéré d’avoir perdu son ami tandis que le peuple le porte en triomphe. À ce propos, on regrette un peu que la particularité de cet ouvrage – l’un des rares du répertoire lyrique à mettre en scène en son cœur une relation amoureuse entre deux hommes (on dira « amicale » si l’on veut en effet éviter de percevoir dans ce terme la moindre implication sexuelle, mais les personnages parlent eux-mêmes d’amour) – soit quelque peu évacuée. Certes, Jonathas a un costume d’homme, mais les cheveux longs de la chanteuse et l’affirmation de son genre féminin gomment quelque peu le trouble mystérieux que pourraient faire naître ces baisers et ces mots d’amour, comme s’il s’agissait d’une énième histoire d’amour contrariée entre un homme et une femme amoureux.
© Agathe Poupeney
Le choix de donner cet ouvrage dans la Chapelle Royale se révèle sur le plan acoustique plus discutable. L’un des seuls à ne pas souffrir de la grande réverbération du lieu, c’est Reinoud Van Mechelen, qui compose un portrait saisissant de David. La voix est solidement projetée, rappelant les teintes douces et cuivrées d’une trompette triomphante et il habite son personnage avec autant de délicatesse que de vigueur, s’engageant avec la même conviction dans la face guerrière du personnage que dans sa face galante. Caroline Arnaud est un Jonathas très convaincant. Le rôle fut à la création confié à un enfant prépubère : n’ayant pas encore eu le plaisir d’entendre la chanteuse dans une autre œuvre, on ne saurait dire si sa voix très juvénile, fine et peu vibrée, presque droite par moments, répond à une volonté interprétative ou s’il s’agit là des qualités intrinsèques de sa voix. Elle est d’abord plus à son aise dans le registre aigu que dans le médium, mais sa scène d’agonie est d’une grande intensité.
Apparaissant dans le prologue dans un costume exubérant et un masque de pierres précieuses, qui en ferait presque une sorte de drag queen baroque, la Pythonisse de François-Olivier Jean est impressionnante. Mixant avec beaucoup d’adresse son registre de tête et son registre de poitrine, il donne à ce personnage une image vocale troublante, presque monstrueuse. Le texte est dit avec beaucoup de clarté et on ne perd rien de son chant ouvragé. C’est moins le cas des clefs de fa, qui peinent à exister vocalement dans ce lieu, malgré leur engagement scénique. David Witczak se glisse avec beaucoup de virtuosité dans la peau du roi Saül, fiévreux et affolé, mais la voix manque de projection et d’impact pour que l’incarnation puisse pleinement convaincre. Observation semblable avec le Joabel d’Antonin Rondepierre, d’une aisance scénique frappante, mais qui ne réussit pas vraiment à s’imposer vocalement, tout contraint qu’il est pour se faire entendre de tirer exagérément sur ce qui semble pourtant être un beau matériau. L’Achis élégant et fier de Virgile Ancely souffre du même problème. Geoffroy Buffière se tire cependant avec les honneurs de la très brève intervention de l’ombre de Samuel, chantée par-dessus un orchestre relativement peu fourni qui lui permet de se faire entendre.
Justement, on sent que Gaëtan Jarry adapte intelligemment sa direction d’orchestre à l’acoustique du lieu. L’Ensemble Marguerite Louise est d’ordinaire capable de dispenser un son coloré, net et vigoureux, mais si l’on observe ici que les instrumentistes s’engagent avec énergie, c’est une sonorité d’orchestre enveloppante et dense qui parvient à nos oreilles, très contemplative et recueillie en un sens, sans que la langueur ne cède jamais le pas à la tenue du drame et aux variations dynamiques. Le chœur, divisé en deux, avec les membres subtils et sémillants du petit chœur sur le plateau et le grand chœur sur le côté de la fosse, est en tout point remarquable. Les « hélas » soupirés lors de la mort de Jonathas, saisissants de douleur contenue, vibrent dans l’immensité du lieu.
On ne peut que se réjouir que ce très beau spectacle fasse l’objet d’une captation vidéo pour la chaîne Mezzo et d’un enregistrement audio pour le toujours aussi précieux label maison Château de Versailles Spectacles.