Dans un sursaut nationaliste, pour Nina Stemme mais pas seulement, l’Opéra de Stockholm affiche Der Ring des Nibelungen mis en scène par Staffan Valdemar Holm. Le cycle initié en 2005 avec Das Rheingold, puis complété saison après saison par les trois autres volets jusqu’à sa représentation intégrale en 2008 n’avait pas été repris depuis. Nina Stemme chantait alors Sieglinde ; elle enchaîne à présent les trois Brünnhilde. Mais de la Walkyrie, il n’est pas encore question dans le premier épisode de la saga wagnérienne. Tout comme l’orchestre pose les fondements musicaux de la partition – les fameux leitmotivs, ces thèmes rythmiques ou mélodiques, attachés à un caractère, un objet, une idée, un sentiment qui reviennent inlassablement tout au long des quatre opéras –, l’action se met en place. Le rapt de l’or, l’arrivée des géants, la descente au Nibelung, la métamorphose d’Alberich en dragon, la montée au Walhalla sont autant de défis lancés par Wagner au metteur en scène. Il faut être magicien pour représenter ces scènes fantastiques sans perdre le fil de la narration, ni oublier de poser les jalons des épisodes suivants. Peu y parviennent, Staffan Valdemar Holm pas mieux qu’un autre. Sans préjuger de la suite, après un début prometteur où les filles du Rhin, métamorphosée en demoiselles gustaviennes évoluent dans ce qui s’apparente à un musée, l’histoire est clairement contée mais la créativité s’essouffle. Les changements de tableau s’effectuent rideau fermé, l’ensevelissement de Freia sous l’or se déroule en coulisse, le tonnerre a beau gronder, la montée au Walhalla est esquivée. L’enfant qui sommeille en chaque tétralomane reste sur sa faim tandis que l’adulte, lui, suit aisément les circonvolutions narratives de l’intrigue, malgré l’absence de surtitres en langue anglaise. Le travail permanent sur le mouvement et l’esthétisme XIXe siècle, que l’on ne peut s’empêcher de rapprocher de Chéreau, sont les deux constantes de l’approche scénique. Chacun selon ses attentes et son niveau d’exigence verra le flacon à moitié vide ou à moitié plein.
© Markus Gårder
Le choix d’une distribution entièrement suédoise à une exception près (Falk Struckmann en Hagen dans Götterdämmerung) appelle le respect. La France pourrait-elle oser une telle entreprise – qui pour chanter Brunnhilde, Siegfried, Wotan ? Si admirable soit le pari, il s’avère inégalement relevé. D’insuffisant à excellent, l’échelle d’appréciation est entièrement parcourue. On s’attardera sur les niveaux supérieurs d’autant qu’ils sont occupés par les interprètes appelés à intervenir dans les épisodes suivants. Au barreau le plus haut, John Lundgren écrase ses partenaires d’un chant dont, près de trois heures durant, on ne sent jamais les limites. Volume, longueur, ampleur, stature, présence sont l’avers d’une médaille héroïque dont le revers pourrait être l’excès de noirceur non sans conséquence sur les rapports de force. Johan Edholm dont la voix souffreteuse peine à exprimer la puissance malfaisante d’Alberich ne peut lutter. Ses vociférations, moins chantées que parlées, sont un aveu de faiblesse ; le nain s’incline face au dieu. Seule Katharina Dalayman, autrefois Brünnhilde dans ce même Ring, désormais Fricka, met à profit une expérience acquise sur les plus grandes scènes pour s’imposer. Le médium toujours solide assoit l’autorité mais, avec peu de répliques, le rôle consacre la défaite des femmes proclamée par Catherine Clément. Les trois filles du Rhin valent mieux ensemble que chacune prise séparément. Erda, toutes ailes sombres déployées par le contralto de Katarina Leoson, ne fait que passer. Freia voudrait de l’ampleur quand Susanna Stern ne lui prête qu’un gazouillis, charmant au demeurant. Restent pour occuper le sommet de la pyramide, Niklas Björling Rygert dont l’éloquence des glapissements sont une invitation à enjamber Die Walkure pour aborder directement le premier acte de Siegfried où Mime occupe le devant de la scène, et Jonas Degerfelt, ténor certes malingre mais qui parvient par un usage habile de ses moyens à caractériser Loge. Sans flamboyer d’une flamme aussi perverse que d’autres fois, le dieu du feu tire les ficelles d’une action qui précipitera la chute des dieux.
Il aurait fallu à Marko Letonja un autre orchestre pour donner la pleine mesure de sa direction. Malgré des cuivres désorganisés et une pâte instrumentale souvent grumeleuse (rarement Rhin dans son accord initial n’a charrié autant d’épaves), le maître impose sa patte. L’équilibre des volumes, les climax habilement amenés, les thèmes clairement tissés sur un maillage serré surmontent les défaillances orchestrales. Une descente au Nibelungen et plus largement un séjour souterrain cauchemardesque, comme il convient, avec ses éructations et ses sursauts de terreur donnent envie de tourner la page du premier épisode pour risquer le deuxième. Quitte ou double ? Double. La suite nous donnera raison.