Simon Boccanegra à l’Opéra des Flandres en début de saison confirmait la place qu’occupe aujourd’hui David Hermann dans le monde de la mise en scène d’opéra. Le regietheater, trop souvent prétexte à provocation, trouvait ici sa raison d’être : renouveler la lecture d’une œuvre sans la dénaturer. De là à prendre son billet pour le Badisches Staatstheater où Das Rheingold a été confié au même David Hermann, il n’y a qu’une frontière que nous nous sommes empressé de traverser.
A 2h30 de Paris en TGV, Karlsruhe, comme pas mal d’autres villes d’Allemagne et d’Europe, se revendique wagnérienne. Le Ring, initié en juillet 2016, s’inscrit dans une tradition ininterrompue depuis 1862. Volonté de briser les codes, de multiplier les difficultés ou de limiter la casse, il a été décidé pour cette nouvelle production de faire appel à quatre metteurs en scène différents au lieu d’un seul. David Hermann a donc ouvert le bal il y a dix mois suivi de Yuval Sharon avec Die Walküre en décembre dernier tandis que se profilent Siegfried en juin puis Götterdämmerung en octobre respectivement délégués à Thorleifur Örn Anarsson et Tobias Kratzer. Pour ajouter encore à l’originalité de la démarche, Wahnfried un opéra du compositeur israélien Avner Dorman créé en janvier 2017 à Karlsruhe veut faire de la tétralogie wagnérienne une pentalogie. L’intégralité du cycle devrait être présentée en 2018. A suivre.
Pour l’heure la seule reprise de L’Or du Rhin motivait notre déplacement dans une cité que l’on aurait tort de réduire à son opéra. Les tableaux du Staatliche Kunsthalle, un des musées les plus riches d’Allemagne, suffiraient à justifier le voyage. Que Wagner coule de source en sa patrie n’est pas objet de surprise. Les instrumentistes et chanteurs du Badisches StaatsTheater ont sa musique gravée dans leurs gênes s’ils sont allemands ou sinon tatouée à force de pratique et d’immersion dans la culture germanique. C’est dire combien le flot musical et vocal circule librement de la source à l’embouchure de la partition. La direction de Péter Halasz sait accorder aux mots, si essentiels dans ce prologue fondateur, la même place qu’aux notes sans pour autant négliger les occasions symphoniques glissées çà et là par Wagner de mettre en avant l’orchestre. Entre un Mi bémol majeur initial lourd de sens et une montée au Walhalla monumentale, la pâte orchestrale est dense sans être épaisse, éloquente sans que jamais l’indéfectible Badische Staatskapelle ne s’approprie la narration. La parole règne en maître, portée par des chanteurs dont la maîtrise de la langue allemande n’est pas le moindre des atouts.
© Falk von Traubenberg
D’une distribution sans maillon faible où homogénéité rivalise avec excellence, se distinguent d’abord ceux dont le poids de l’ouvrage repose sur les épaules : Renatus Meszar en Wotan plus humain qu’héroïque, pourvu cependant de l’autorité suffisante pour imposer sa stature divine ; Klaus Schneider, Abbé de Chazeuil dans Adriana Lecouvreur la veille, devenu Loge, glapissant d’une voix nasale et venimeuse ; Karsten Mewes, Alberich moins noir peut-être que ne le veut l’habitude, nauséabond et nocif cependant par l’usage conjugué de couleurs saumâtres et de sons heurtés, crachés ou vociférés, l’interprétation culminant comme voulu par Wagner dans une malédiction glacée et glaçante. Mentionnons aussi dans le rôle de Fricka le mezzo-soprano racé de Katharine Tier, reine et épouse inquiète plus que mégère, l’appel à l’orage de Donner lancé d’une voix juvénile par Armin Kolarczyk, l’Erda maternelle d’Ariana Lucas et l’osmose liquide des trois Filles du Rhin (Ina Schlingensiepen, Kristina Stanek, Dilara Bastar), puis venons-en à la motivation première de notre visite : la mise en scène de David Hermann.
Un décor massif de lave noire placé sur une tournette permet de passer en un mouvement circulaire des rives du Rhin au domaine divin puis au monde souterrain des Nibelungen. Pas de dieux, de nains et de géants dans cette proposition scénique d’une noirceur sordide et dépourvue d’effets spectaculaires, mais des hommes en tenue contemporaine, actionnés par des préoccupations bassement humaines, l’appât du gain étant le principal. Rien d’inédit donc si ce n’est qu’au prologue se superpose la représentation chronologique des trois journées suivantes en une troublante symétrie. Siegmund, Sieglinde, Brünnhilde et les autres circulent au-dessus ou à côté des personnages de Rheingold, étrangers à l’action principale mais déjà animés par leurs propres motivations. Au rêve de Wotan correspond la rencontre des jumeaux incestueux, à la métamorphose d’Alberich en serpent répond le combat entre le dragon et Siegfried, au meurtre de Fasolt par Fafner, celui de Gunther par Hunding, à la montée du Walhalla le crépuscule des dieux. La boucle est bouclée. Il serait fastidieux d’énumérer les correspondances mais David Hermann a réussi à placer en face des temps forts de Das Rheingold les principaux épisodes de Die Walküre, de Siegfried et de Götterdammerung de sorte que l’intégralité du cycle se déroule durant l’opéra liminaire. Seule condition nécessaire pour apprécier à sa géniale valeur cette mise en scène : connaître la Tétralogie sur le bout des doigts. Et seul hic : comment représenter les trois journées suivantes alors que tout a déjà été raconté dans le prologue ?