Pour commencer notre périple straussien à Munich, une Elektra fascinante du metteur en scène Herbert Wernicke, disparu en 2002.
Un immense carré noir barre la perspective dès l’avant scène. Derrière ce carré, on devine la présence du Palais royal qu’Elektra méprise et toise du regard sans y mettre jamais les pieds. Elle reste donc sur un petit pan incliné, à droite de l’avant-scène, et semble non pas être exclue mais s’exclure elle-même du Palais. Le carré noir semble ainsi plus une barrière mentale qu’une barrière physique dont l’ouverture et la fermeture se font sur la volonté d’Elektra, d’ailleurs selon un axe dont la diagonale part d’elle…
Lorsque le carré bascule complètement, l’impression est énorme et la perspective, qui s’ouvre alors sur un escalier rouge, baignant dans une lumière tout aussi rouge, est saisissante.
Mais les résonances de la mise en scène ne s’arrêtent pas à cette prodigieuse scénographie. Depuis le début de l’action, Oreste et son précepteur (inquiétant avec son imperméable et son chapeau) sont dans une loge d’avant-scène, qu’un escalier relie au plateau, comme s’ils étaient spectateurs de l’action et attendaient – par opportunisme ? – que leur tour arrive. Oreste chante ses premières répliques depuis sa loge, puis rejoint Elektra lorsque celle-ci le reconnaît. Il récupère alors une cape dont Clytemnestre se recouvrait, une cape dont les motifs sont les mêmes que ceux du rideau de scène du Staatsoper, comme s’il se savait déjà le successeur de son père Agamemnon et donc, le propriétaire des lieux.
On ajoutera à tout cela de superbes éclairages et une belle direction d’acteurs. On retiendra par exemple ce beau moment de tendresse feinte entre Clytemnestre et Elektra, le moment où Elektra donne la hache à Chrysothémis qui ne semble pouvoir supporter ce poids et cette responsabilité et enfin cette image finale, un peu inquiétante, d’un Oreste revêtu de la cape royale, bras tendu et figé telle une statue.
Dominant la distribution, Eva-Maria Westbroek en Chrysothémis irradie et incendie le plateau par une voix extrêmement impressionnante de puissance, de solidité et de beauté. On reste pantois devant la maîtrise que la chanteuse montre de ce rôle terrible (offrant donc un parfait contrepoint au soprano lourd de Gabriele Schnaut en Elektra), face à ses aigus rayonnants et son aplomb scénique sensationnel. Inoubliable.
Gabriele Schnaut donc, affiche un timbre moins séduisant que sa consœur, il faut bien l’avouer, et surtout une lourdeur – associée à un vibrato sensible – qui semble handicaper la chanteuse (ou du moins, notre audition). Les phrases dans le grave du registre ne sont pas toujours claires tandis que la plupart des aigus extrêmes (au-delà du Si) sont pratiquement tous trop bas. Il reste cependant une maîtrise du rôle impeccable, et une aisance scénique qui rend parfaitement crédible le personnage.
Il fut émouvant pour nous d’entendre sur scène Agnes Baltsa, même dans un répertoire où on ne l’attendait pas vraiment. Ses apparitions se font rares ces dernières années et la chanteuse semble vouloir donner une nouvelle orientation à sa carrière en ayant ajouté à son répertoire des rôles comme Kundry, le compositeur d’Ariadne auf Naxos ou Clytemnestre. Pourtant, ce soir, à 64 ans, avec une voix qui semble intacte, on serait presque frustré de ne pouvoir l’applaudir dans un de ses grands rôles italiens (le must étant pour nous Eboli dans Don Carlo). On retrouve en effet ce timbre magnifique et magnétique, ce chant « physique », ces inflexions sauvages (convenant parfaitement ici), des aigus cinglants (mais sans doute moins que par le passé ou par rapport à ce que le disque laisse à penser). Surtout, on est impressionné par la présence du texte et par l’intelligence avec lequel il est énoncé. Que de subtilités dans cette incarnation jamais caricaturale, sans les outrances et sans le sprechgesang que l’on peut rencontrer parfois. Quant à la comédienne, que dire sinon qu’on est captivé dès l’entrée en scène : on ne voit qu’elle. La seule véritable petite déception sera dans le volume que l’on attendait plus important, mais il est vrai qu’à côté de Gabriele Schnaut ou Eva-Maria Westbroek, la concurrence est rude et la comparaison est peut-être un peu faussée…
L’Oreste de Gerd Grochowski affiche quant à lui un très bel organe et une superbe ligne de chant tandis que l’Aegisth sonore de Reiner Goldberg est peu subtil, mais après tout, ce n’est pas ce que l’on attend forcément de ce personnage. Très bons seconds rôles, et surtout, présence des chœurs dans la scène finale (parfois complètement omis dans certaines productions).
Dans la fosse, l’orchestre du Bayerische Staatsoper est superbe de bout en bout, avec notamment des cuivres magnifiques (quelles trompettes !) dont le son ne « sature » jamais comme la partition pourrait y porter. Il faut en cela louer la direction de Johannes Debut, mais auquel il manque cependant ce « quelque chose » qui rendrait sa prestation vraiment grande. On a ainsi du mal à être captivé, comme s’il ne s’agissait que de mise en place (ce qui n’est certes pas une mince affaire). Ici, un beau travail sur la texture (allègement étonnant au moment du monologue d’Elektra à Oreste), là – enfin – une excitation contagieuse lors du duo entre les deux sœurs après le meurtre de Clytemnestre. On est tout de même loin d’un travail comme celui que, par exemple, Daniel Klajner a récemment fait à l’Opéra National du Rhin et dont le souvenir, certes récent, reste très fortement ancré dans notre mémoire. Mais il en sera sans aucun doute de même avec la scénographie d’Herbert Wernicke pour la présente production, la Chrysothémis d’Eva-Maria Westbroeck ou encore la Clytemnestre d’Agnes Baltsa. Une grande soirée.
Pierre-Emmanuel Lephay